Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/33

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principes, sans presque considérer ce qu’ils disent ni ce qu’ils pensent.

La vanité et la présomption contribuent encore beaucoup à ce défaut. On croit qu’il y a de la honte à douter et à ignorer, et l’on aime mieux parler et décider au hasard, que de reconnaître qu’on n’est pas assez informé des choses pour en porter jugement. Nous sommes tous pleins d’ignorance et d’erreurs ; et cependant on a toutes les peines du monde à tirer de la bouche des hommes cette confession si juste et si conforme à leur condition naturelle : je me trompe, et, je n’en sais rien.

Il s’en trouve d’autres, au contraire, qui, ayant assez de lumières pour connaître qu’il y a quantité de choses obscures et incertaines, et voulant, par une autre sorte de vanité, témoigner qu’ils ne se laissent pas aller à la crédulité populaire, mettent leur gloire à soutenir qu’il n’y a rien de certain : ils se déchargent ainsi de la peine de les examiner, et, sur ce mauvais principe, ils mettent en doute les vérités les plus constantes, et la religion même. C’est la source du pyrrhonisme[1], qui est une autre extravagance de l’esprit humain, qui, paraissant contraire à la témérité de ceux qui croient et décident tout[2], vient néanmoins de la même source, qui est le défaut d’attention ; car comme les uns ne veulent pas se donner la peine de discerner les erreurs, les autres ne veulent pas prendre celle d’envisager la vérité avec le soin nécessaire pour en apercevoir l’évidence. La moindre lueur suffit aux uns pour les persuader de choses très-fausses ; et elle suffit aux autres pour les faire douter des choses les plus certaines ; mais, dans les uns et dans les autres, c’est le même défaut d’application qui produit des effets si différents.

La vraie raison place toutes choses dans le rang qui leur convient ; elle fait douter de celles qui sont douteuses, rejeter celles qui sont fausses, et reconnaître de bonne foi celles qui sont évidentes, sans s’arrêter

  1. Allusion au pyrrhonisme de Montaigne.
  2. Que sais-je ? disait Montaigne.