Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux vaines raisons des pyrrhoniens, qui ne détruisent pas l’assurance raisonnable que l’on a des choses certaines, non pas même dans l’esprit de ceux qui les proposent. Personne ne douta jamais sérieusement qu’il y a une terre, un soleil et une lune, ni si le tout est plus grand que sa partie. On peut bien faire dire extérieurement à la bouche qu’on en doute, parce que l’on peut mentir ; mais on ne peut pas le faire dire à son esprit. Ainsi le pyrrhonisme n’est pas une secte de gens qui soient persuadés de ce qu’ils disent, mais c’est une secte de menteurs[1]. Aussi se contredisent-ils souvent en parlant de leur opinion, leur cœur ne pouvant s’accorder avec leur langue, comme on peut le voir dans Montaigne[2], qui a tâché de le renouveler au dernier siècle.

Car après avoir dit que les académiciens[3] étaient différents des pyrrhoniens, en ce que les académiciens avouaient qu’il y avait des choses plus vraisemblables que les autres, ce que les pyrrhoniens ne voulaient pas reconnaître, il se déclare pour les pyrrhoniens en ces termes : L’avis, dit-il, des pyrrhonniens est plus hardi, et quant et quant plus vraisemblable[4]. Il y a donc des choses plus vraisemblables que les autres : et ce n’est pas pour faire une pointe qu’il parle ainsi ; ce sont des paroles qui lui sont échappées sans y penser, et qui naissent du fond de la nature, que le mensonge des opinions ne peut étouffer.

  1. Arnaud ne comprend point la vraie pensée des sceptiques ni la sincérité de leur doute.
  2. Michel de Montaigne, né en 1533 au château de Montaigne, dans le Périgord, mort en 1592.
  3. L’ancienne Académie eut Platon pour fondateur, la seconde eut pour maître Arcésilas, la troisième Carnéade, donc la doctrine était le probabilisme. (Voir notre Histoire de la philosophie.)
  4. « Cette inclination académique, et cette propension à une proposition plustost qu’à une aultre, qu’est-ce aultre chose que la recognoissance de quelque plus apparente vérité en cette cy qu’en celle là ? Si nostre entendement est capable de la forme, des lineaments, du port et du visage de la vérité, il la verrait entière, aussi bien que demie, naissante et imperfecte : cette apparence de verisimilitude qui incline la balance, multipliez la de cent, de mille onces ; il en adviendra enfin que la balance prendra party tout à faict, et arrestera un chois et une vérité entière. Mais comment se laissent ils plier à la vraysemblance, s’ils ne cognoissent le vrai ? Comment cognoissent ils la semblance de ce dequoy ils ne cognoissent pas l’essence ? Ou nous pouvons juger tout à faict ; ou tout à faict nous ne le pouvons pas. » (Essais, liv. II, ch. XII, p. 288.)