Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je sais bien qu’il y a de certains attributs qui se voient plus facilement dans les idées que les autres ; mais je crois qu’il suffit qu’ils puissent s’y voir clairement avec une médiocre attention, et que nul homme qui aura l’esprit bien fait n’en puisse douter sérieusement, pour regarder les propositions qui se tirent ainsi de la simple considération des idées, comme des principes qui n’ont point besoin de preuves, mais au plus d’explication et d’un peu de discours. Ainsi, je soutiens qu’on ne peut faire un peu d’attention sur l’idée d’une ligne droite, qu’on ne conçoive non-seulement que sa position ne dépend que de deux points (ce qu’Euclide a pris pour une de ses demandes), mais qu’on ne comprenne aussi sans peine et très-clairement que si une ligne droite en coupe une autre et qu’il y ait deux points dans la coupante, dont chacun soit également distant de deux points de la coupée, il n’y aura aucun autre point de la coupante qui ne soit également distant de ces deux points de la coupée : d’où il sera aisé de juger quand une ligne sera perpendiculaire à une autre, sans se servir d’angle ni de triangle, dont on ne doit traiter qu’après avoir établi beaucoup de choses qu’on ne saurait démontrer que par les perpendiculaires.

Il est aussi à remarquer que d’excellents géomètres emploient pour principes des propositions moins claires que celles-là ; comme lorsque Archimède[1] a établi ses plus belles démonstrations sur ces axiomes : Que si deux lignes sur le même plan ont les extrémités communes, et sont courbées ou creuses vers la même part, celle qui est contenue sera moindre que celle qui la contient.

J’avoue que ce défaut de prouver ce qui n’a pas besoin de preuves ne paraît pas grand, et qu’il ne l’est pas aussi en soi ; mais il n’est beaucoup dans les suites, parce que c’est de là que naît ordinairement le renversement de l’ordre naturel dont nous parlerons plus bas ; cette envie de prouver ce qui devait être supposé comme clair et évident de soi-même ayant souvent obligé les géomètres de traiter des choses pour servir de preuve à ce qu’ils n’auraient pas dû prouver, qui ne devraient être traitées qu’après, selon l’ordre de la nature.

Défaut III. Démonstration par l’impossible.

Ces sortes de démonstrations qui montrent qu’une chose est telle, non par ses principes, mais par quelque absurdité qui s’ensuivrait si elle était autrement, sont très-ordinaires dans Euclide. Cependant il est visible qu’elles peuvent convaincre l’esprit, mais qu’elles ne l’éclairent point, ce qui doit être le principal fruit de la science : car notre esprit n’est point satisfait, s’il ne sait non-seulement que la chose est, mais pourquoi elle est ; ce qui ne s’apprend point par une démonstration qui réduit à l’impossible.

Ce n’est pas que ces démonstrations soient tout à fait à rejeter ; car on peut quelquefois s’en servir pour prouver des négatives qui ne sont proprement que des corollaires d’autres propositions, ou claires d’elles--

  1. Archimède, né à Syracuse en 187 avant J.-C., mort en 212.