Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cesse ayant ouï dire que des personnes avaient été accablées par la chute d’un plancher, ne voulait jamais ensuite entrer dans une maison sans l’avoir fait visiter auparavant ; et elle était tellement persuadée qu’elle avait raison, qu’il lui semblait que tous ceux qui agissaient autrement étaient imprudents.

C’est aussi l’apparence de cette raison qui engage diverses personnes en des précautions incommodes et excessives pour conserver leur santé. C’est ce qui en rend d’autres défiantes jusqu’à l’excès dans les plus petites choses, parce que ayant été quelquefois trompées, elles s’imaginent qu’elles le seront même dans toutes les autres affaires. C’est ce qui attire tant de gens aux loteries : gagner, disent-ils, vingt mille écus pour un écu, n’est-ce pas une chose bien avantageuse ? Chacun croit être cet heureux à qui le gros lot arrivera ; et personne ne fait réflexion que s’il est, par exemple, de vingt mille écus, il sera peut-être trente mille fois plus probable pour chaque particulier qu’il ne l’obtiendra pas, que non pas qu’il l’obtiendra[1].

Le défaut de ces raisonnements est que pour juger de ce que l’on doit faire pour obtenir un bien ou pour éviter un mal, il ne faut pas seulement considérer le bien et le mal en soi, mais aussi la probabilité qu’il arrive ou n’arrive pas, et regarder géométriquement la proportion que toutes ces choses ont ensemble : ce qui peut être éclairci par cet exemple.

Il y a des jeux où dix personnes mettant chacune un écu, il n’y en a qu’une qui gagne le tout et toutes les autres perdent : ainsi chacun des joueurs n’est au hasard que de perdre un écu, et pour en gagner neuf. Si l’on ne considérait que la perte et le gain en soi, il semblerait que tous y ont de l’avantage ; mais il faut de plus considérer que si chacun peut gagner neuf écus, et n’est au hasard que

  1. Toutes ces questions relatives aux chances à venir rentrent dans le calcul des probabilités, dont la statistique moderne fait un usage si fréquent et si utile. C’est, dit-on, une partie de jeu interrompue et où il fallait partager le gain inégalement entre les joueurs selon les chances de leur jeu, qui mit Pascal sur la voie de ses découvertes dans le calcul des probabilités.