Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/407

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« Ce n’est qu’un heureux audacieux qui a su mépriser les fantômes. » Et notre opinion est que dans les âges à venir on portera de nous le jugement « que nous n’avons rien fait d’extraordinaire, mais seulement réduit à leur juste valeur des choses dont on se faisait une idée exagérée. » Mais cependant, comme nous l’avons déjà dit, il n’y a d’espoir que dans une régénération des sciences, qui les fasse sortir de l’expérience suivant des lois fixes, et leur donne ainsi un fondement nouveau ; ce à quoi, de l’aveu universel, je pense, personne n’a encore travaillé ni songé.

Mais l’expérience, à laquelle il faut décidément recourir, n’a donné jusqu’ici à la philosophie que des fondements très-faibles ou nuls : on n’a pas encore recherché et amassé une forêt de faits et de matériaux dont le nombre, le genre et la certitude fussent en aucune façon suffisants et capables d’éclairer et de guider l’esprit. Mais les hommes doctes, négligents et faciles à la fois, ont recueilli comme des rumeurs de l’expérience, en ont reçu les échos et les bruits pour établir ou confirmer leur philosophie, et ont cependant donné à ces vains témoignages tout le poids d’une autorité légitime ; et, semblable à un royaume ou à tout autre État qui gouvernerait ses conseils et ses affaires, non d’après les lettres et les rapports de ses envoyés ou de messagers dignes de foi, mais d’après les rumeurs publiques et les bruits de carrefour, la philosophie a été gouvernée, en ce qui touche l’expérience, avec une négligence aussi blâmable. Notre histoire naturelle ne recherche rien suivant les véritables règles, ne vérifie, ne compte, ne pèse, ne mesure rien. Mais tout ce qui est indéterminé et vague dans l’observation devient inexact et faux dans la loi générale. Si l’on s’étonne de ce que nous disons, et si nos plaintes paraissent injustes à ceux qui savent qu’Aristote, un si grand homme et aidé des trésors d’un si grand roi, a écrit sur les animaux une histoire à laquelle il a donné beaucoup de soins, et que bien d’autres, avec plus de soins encore, quoique avec moins de bruit, ont beaucoup ajouté à cette histoire ; que d’autres encore ont écrit des histoires et des descriptions nombreuses de plantes, de métaux et de fossiles ; ceux-là certainement n’ont pas suffisamment entendu et compris ce dont il s’agit ici. Autre chose est une histoire naturelle faite pour elle-même, autre chose une histoire naturelle recueillie pour donner à l’esprit les lumières selon lesquelles la philosophie doit être légitimement