Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/409

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Lorsque les matériaux de l’histoire naturelle et d’une expérience telle que la réclame l’œuvre véritable de l’intelligence ou l’œuvre philosophique, seront recueillis et sous la main, il ne faut pas croire qu’il suffise alors à l’esprit d’opérer sur ces matériaux avec ces seules forces et l’unique secours de la mémoire, pas plus qu’on ne pourrait espérer retenir et posséder de mémoire la série entière de quelque éphéméride. Or, jusqu’ici on a beaucoup plus médité qu’écrit pour faire des découvertes, et personne encore n’a expérimenté, la plume à la main ; or, toute bonne découverte doit sortir d’une préparation écrite. Lorsque cet usage se sera répandu, on pourra alors espérer mieux de l’expérience, gravée enfin par la plume.

Et de plus, comme le nombre, et j’ai presque dit l’armée des faits, est immense et dispersé au point de confondre et d’éparpiller l’intelligence, il ne faut rien espérer de bon des escarmouches, des mouvements légers et des reconnaissances poussées à droite et à gauche par l’esprit, à moins qu’elles n’aient leur plan et ne soient coordonnées dans des tables de découvertes toutes spéciales, bien disposées et en quelque façon vivantes, où viennent se réunir toutes les expériences relatives au sujet de recherches, et que l’esprit ne prenne son point d’appui dans ces tables bien ordonnées qui préparent son travail.

Mais, après avoir mis sous ses yeux un nombre suffisant de faits méthodiquement enchaînés et groupés, il ne faut pas passer sur-le-champ à la recherche et à la découverte de nouveaux faits ou des opérations de l’art ; ou du moins, si l’on y passe, il ne faut pas y reposer l’esprit. Nous ne nions pas que lorsque les expériences de tous les arts seront réunies dans un seul corps, et offertes ainsi à la pensée et au jugement d’un seul homme, on ne puisse, en appliquant les expériences d’un art aux autres arts, faire beaucoup de nouvelles découvertes, utiles à la condition et au bien-être des hommes, par le secours de cette seule expérience que nous appelons écrite ; mais cependant on doit espérer de cette expérience beaucoup moins que de la nouvelle lumière des lois générales, tirées légitimement de ces faits, suivant une méthode certaine, et qui indiquent et désignent à leur tour une foule de faits nouveaux. La vraie route n’est pas un chemin uni, elle monte et descend ; elle monte d’abord aux lois générales, et descend ensuite à la pratique.