Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/441

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pour le moins ils sont naturels. S’il ne parle jamais, c’est qu’il est sage ; s’il parle toujours, c’est qu’il est plein d’esprit ; s’il parle de tout, c’est qu’il est universel ; s’il interrompt les autres sans cesse, c’est qu’il a du feu, de la vivacité, du brillant ; enfin s’il veut toujours primer, c’est qu’il le mérite. Notre passion nous couvre et nous déguise de cette sorte tous les défauts de nos amis, et au contraire elle relève avec éclat leurs plus petits avantages.

Mais si cette amitié, qui n’est fondée, comme les autres passions, que sur l’agitation du sang et des esprits animaux, vient à se refroidir faute de chaleur ou d’esprits propres à l’entretenir, et si l’intérêt ou quelque faux rapport change la disposition du cerveau, la haine, succédant à l’amour, ne manquera pas de nous faire imaginer dans l’objet de notre passion tous les défauts qui peuvent être un sujet d’aversion. Nous verrons dans cette même personne des qualités toutes contraires à celles que nous y admirions auparavant. Nous aurons honte de l’avoir aimée, et la passion dominante ne manquera pas de se justifier et de rendre ridicule celle dont elle a pris la place.

Les choses que je viens de dire sont des principes si généraux et si féconds d’erreurs, de préventions et d’injustices, qu’il est impossible d’en faire remarquer toutes les suites. La plupart des vérités ou plutôt des erreurs de certains lieux, de certains temps, de certaines communautés, de certaines familles, en sont les conséquences. Ce qui est vrai en Espagne est faux en France ; ce qui est vrai à Paris est faux à Rome ; ce qui est certain chez les jacobins est incertain chez les cordeliers ; ce qui est indubitable chez les cordeliers semble être une erreur chez les jacobins. Les jacobins se croient obligés de suivre saint Thomas, et pourquoi ? c’est souvent parce que ce saint docteur était de leur ordre. Les cordeliers au contraire embrassent les sentiments de Scot, parce que Scot était cordelier.

Il y a de même des vérités et des erreurs de certains temps. La terre tournait il y a deux mille ans ; elle est demeurée immobile jusqu’à nos jours ; et voici qu’elle commence à s’ébranler. On a brûlé autrefois Aristote ; un concile provincial, approuvé par un pape, a très-sagement défendu qu’on enseignât sa physique. On l’a admiré depuis ce temps-là, et voici qu’on commence à le mépriser. Il y a des opinions reçues présentement dans les écoles qui ont été rejetées comme des