Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/443

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de charmes et d’attraits, qu’il est difficile qu’on ne les contemple avec trop de plaisir et d’attachement.

Il n’y a point de bagatelle dont quelques esprits ne s’occupent tout entiers, et leur occupation se trouve toujours justifiée par les faux jugements que leur vaine curiosité leur fait faire. Ceux, par exemple, qui sont curieux de mots, s’imaginent que c’est dans la connaissance de certains termes que consistent toutes les sciences. Ils trouvent mille raisons pour se le persuader ; et le respect que leur rendent ceux qu’un terme inconnu étourdit, n’est pas la plus faible, quoique ce soit la moins raisonnable.

Il y a certaines gens qui apprennent toute leur vie à parler, et qui devraient peut-être se taire toute leur vie ; car il est évident qu’on doit se taire lorsqu’on n’a rien de bon à dire ; mais ils n’apprennent pas à parler pour se taire. Ils ne savent point assez que pour bien parler il faut bien penser ; qu’il faut se rendre l’esprit juste, discerner le vrai d’avec le faux, les idées claires de celles qui sont obscures, ce qui vient de l’esprit de ce qui part de l’imagination. Ils s’imaginent être de beaux et de rares génies, à cause qu’ils savent contenter l’oreille par une juste mesure, flatter les passions par des figures et des mouvements agréables, réjouir l’imagination par des expressions vives et sensibles, quoiqu’ils laissent l’esprit vide d’idées, sans lumière et sans intelligence.

Il y a quelque raison apparente de s’appliquer toute sa vie à l’étude de sa langue, puisqu’on en fait usage toute sa vie : cela est capable de justifier la passion de certains esprits. Mais j’avoue qu’il est difficile de justifier par quelque raison vraisemblable la passion de ceux qui s’appliquent indifféremment à toutes sortes de langues. On peut excuser la passion de ceux qui se font une bibliothèque entière de toutes sortes de dictionnaires, aussi bien que la curiosité de ceux qui veulent avoir des monnaies de tous les pays et de tous les temps. Cela peut leur être utile en quelques rencontres ; et si cela ne leur fait pas grand bien, du moins cela ne leur fait-il point de mal. Ils ont un magasin de curiosités qui ne les embarrasse pas, car ils ne portent sur eux ni leurs livres ni leurs médailles. Mais comment justifier la passion de ceux qui font de leur tête même une bibliothèque de dictionnaires ? Ils perdent le souvenir de leurs affaires et de leurs devoirs essentiels pour des mots de nul usage. Ils ne parlent leur langue qu’en hésitant. Ils mêlent à tous moments dans leurs entretiens des