Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/464

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le trésor qu’ils cherchaient, mais ils firent dans la saison une récolte abondante, à laquelle ils ne s’attendaient pas.

L’année suivante, un des enfants dit à ses frères :

— J’ai soigneusement examiné le terrain que notre père nous a laissé, et je pense avoir découvert l’endroit du trésor. Écoutez, voici comment j’ai raisonné : Si le trésor est caché dans le champ, il doit y avoir dans son enceinte quelques signes qui marquent l’endroit ; or, j’ai aperçu des traces singulières vers l’angle qui regarde l’orient ; le sol y paraît avoir été remué. Nous nous sommes assurés, par notre travail de l’année passée, que le trésor n’est point à la surface de la terre ; il faut donc qu’il soit caché dans ses entrailles ? Prenons incessamment la bêche, et creusons jusqu’à ce que nous soyons parvenus au souterrain de l’avarice.

Tous les frères entraînés, moins par la force de la raison que par le désir de la richesse, se mirent à l’ouvrage. Ils avaient déjà creusé profondément sans rien trouver ; l’espérance commençait à les abandonner et le murmure à se faire entendre, lorsqu’un d’entre eux s’imagina reconnaître la présence d’une mine à quelques particules brillantes ; c’en était en effet une de plomb, qu’on avait anciennement exploitée, qu’ils travaillèrent et qui leur produisit beaucoup. Telle est quelquefois la suite des expériences suggérées par les observations et les idées systématiques de la philosophie rationnelle. C’est ainsi que les chimistes et les géomètres, en s’opiniâtrant à la solution de problèmes peut-être impossibles, sont parvenus à des découvertes plus importantes que cette solution.

Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont des opinions ; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses, accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu’en se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait, ou par une chaîne ininterrompue d’expériences, ou par une chaîne ininterrompue de raisonnements, qui tient d’un bout à l’observation et de l’autre à l’expérience ; ou par une chaîne d’expériences dispersées d’espace en espace entre des raisonnements, comme des poids sur la longueur d’un fil suspendu par ses deux extrémités. Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui se ferait dans l’air.

On peut comparer les notions qui n’ont aucun fondement dans la nature à ces forêts du nord dont les arbres n’ont point de racines. Il ne faut qu’un coup de vent, qu’un fait léger pour renverser toute une forêt d’arbres et d’idées.

Nous avons trois moyens principaux : l’observation de la nature, la réflexion et l’expérience. L’observation recueille les faits, la réflexion les combine, l’expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l’observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde et que l’expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-ils pas communs.

Sont-ce les hommes de génie qui ont manqué à l’univers ? Nullement. Est-ce en eux défaut de méditations et d’étude ? Encore moins. L’histoire