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comme un être infini, et de regarder l’infinité comme un attribut de Dieu, et l’être comme sujet de cet attribut. Ainsi l’on considère souvent l’homme comme le sujet de l’humanité, habens humanitatem, et par conséquent comme une chose modifiée.

Et alors on prend pour mode l’attribut essentiel qui est la chose même, parce qu’on le conçoit comme dans un sujet. C’est proprement ce qu’on appelle abstrait des substances, comme humanité, corporéité, raison.

Il est néanmoins très-important de savoir ce qui est véritablement mode, et ce qui ne l’est qu’en apparence, parce qu’une des principales causes de nos erreurs est de confondre les modes avec les substances et les substances avec les modes. Il est donc de la nature du véritable mode qu’on puisse concevoir sans lui clairement et distinctement la substance dont il est le mode, et que néanmoins on ne puisse pas réciproquement concevoir clairement ce mode, sans concevoir en même temps le rapport qu’il a à la substance dont il est mode, et sans laquelle il ne peut naturellement exister.

Ce n’est pas qu’on ne puisse concevoir le mode sans faire une attention distincte et expresse à son sujet ; mais ce qui montre que la notion du rapport à la substance est enfermée au moins confusément dans celle du mode, c’est qu’on ne saurait nier ce rapport du mode, qu’on ne détruise l’idée qu’on en avait : au lieu que, quand on conçoit deux choses et deux substances, l’on peut nier l’une de l’autre, sans détruire les idées qu’on avait de chacune.

Par exemple, je puis bien concevoir la prudence, sans faire attention distincte à un homme qui soit prudent ; mais je ne puis concevoir la prudence en niant le rapport qu’elle a à un homme ou à une autre nature intelligente qui ait cette vertu.

Et au contraire, lorsque j’ai considéré tout ce qui convient à une substance étendue qu’on appelle corps, comme l’extension, la figure, la mobilité, la divisibilité, et que d’autre part je considère tout ce qui convient à l’esprit et à la substance qui pense, comme de penser, de douter, de se souvenir, de vouloir, de raisonner, je puis nier de la substance étendue tout ce que je conçois de la substance qui pense, sans cesser pour cela de concevoir très-distinctement la substance étendue et tous les autres attributs qui y sont joints, et je puis réciproquement nier de la substance qui pense tout ce que j’ai conçu de la substance étendue, sans cesser pour cela de concevoir très-distinctement tout ce que je conçois dans la substance qui pense.

Et c’est ce qui fait voir aussi que la pensée n’est point un mode de la substance étendue, parce que l’étendue et toutes les propriétés qui la suivent se peuvent nier de la pensée, sans qu’on cesse pour cela de bien concevoir la pensée[1].

On peut remarquer sur le sujet des modes, qu’il y en a qu’on peut appeler intérieurs, parce qu’on les conçoit dans la substance, comme rond, carré ; et d’autres qu’on peut nommer extérieurs, parce qu’ils sont

  1. Argument emprunté à Descartes.