Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/7

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» C’est ce qui fait voir la fausseté de deux opinions qui ont été avancées par des philosophes de ce temps (Hobbes et Gassendi).

» La première est que nous n’avons aucune idée de Dieu, car si nous n’en avions aucune idée, en prononçant le nom de Dieu nous n’en concevrions que ces quatre lettres, D, i, e, u, et un Français n’aurait rien davantage dans l’esprit en entendant le nom de Dieu, que si, entrant dans une synagogue et étant entièrement ignorant de la langue hébraïque, il entendait en hébreu Adonaï ou Eloha.

» Si nous n’avions point l’idée de Dieu, sur quoi pourrions-nous fonder tout ce que nous disons de Dieu, comme, qu’il n’y en a qu’un, qu’il est éternel, tout-puissant, tout bon, tout sage, puisqu’il n’y a rien de tout cela enfermé dans ce son Dieu ?

» La seconde de ces fausses opinions est ce qu’un Anglais a dit : « Que le raisonnement n’est peut-être autre chose qu’un assemblage et enchaînement de noms par ce mot est. D’où il s’ensuivrait que, par la raison, nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant leurs appellations (Hobbes).

» Les diverses nations ayant donné divers noms aux choses, et même aux plus claires et aux plus simples, comme à celles qui sont les objets de la géométrie, ils n’auraient pas les mêmes raisonnements touchant les mêmes vérités, si le raisonnement n’était qu’un assemblage de noms par le mot est.

» Nous voyons donc assez ce que nous entendons par le mot d’idée : il ne reste plus qu’on mot à dire de leur origine.

» Toute la question est de savoir si toutes nos idées viennent de nos sens, et si l’on doit passer pour vraie cette maxime commune : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu.

» C’est le sentiment d’un philosophe (Gassendi) qui est estimé dans le monde, et qui commence sa logique par cette proposition : Omnis idea ortum ducit a sensibus : « Toute idée tire son origine des sens. »

» Il n’y a rien que nous concevions plus distinctement que notre pensée même, ni de proposition qui puisse nous être plus claire que celle-là : Je pense, donc je suis. Or, nous ne pourrions avoir aucune certitude de cette proposition, si nous ne concevions distinctement ce que c’est qu’être et ce que c’est que penser. Si donc on ne peut nier que nous n’ayons en nous les idées de l’être et de la pensée, je demande par quel sens elles sont entrées : sont-elles lumineuses ou colorées, pour être entrées par la vue ? d’un son grave ou aigu, pour être entrées par l’ouïe ? d’une bonne ou mauvaise odeur, pour être entrées par l’odorat ? de bon ou mauvais goût, pour être entrées par le goût ? froides ou chaudes, dures ou molles pour être entrées par l’attouchement ?

CHAPITRE II. — Des idées, considérées selon leurs objets.

» Tout ce que nous concevons est représenté à notre esprit, ou comme chose, ou comme manière de chose, ou comme chose modifiée.

» C’est ce qui se comprendra mieux par des exemples.

» Quand je considère un corps, l’idée que j’en ai me représente une chose ou une substance, parce que je le considère comme une chose qui subsiste par soi-même, et qui n’a point besoin d’aucun sujet pour exister.

» Mais quand je considère que ce corps est rond, l’idée que j’ai de la rondeur ne me représente qu’une manière d’être, ou un mode que je conçois ne pouvoir subsister naturellement sans le corps dont il est rondeur.