Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/95

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tout différents des choses dont ils devaient juger de la même sorte. Car, comme ils ont vu des pierres qui se remuaient en bas vers la terre, ils ont vu des pailles qui se remuaient vers l’ambre, et des morceaux de fer ou d’acier qui se remuaient vers l’aimant ; ils avaient donc autant de raison de mettre une qualité dans les pailles et dans le fer pour se porter vers l’ambre ou l’aimant, que dans les pierres pour se porter vers la terre. Néanmoins il ne leur a pas plu de le faire ; mais ils ont mis une qualité dans l’ambre pour attirer les pailles, et une dans l’aimant pour attirer le fer, qu’ils ont appelées des qualités attractives, comme s’il ne leur eût pas été aussi facile d’en mettre une dans la terre pour attirer les choses pesantes[1]. Mais quoi qu’il en soit, ces qualités attractives ne sont nées, de même que la pesanteur, que d’un faux raisonnement, qui a fait croire qu’il fallait que le fer attirât l’aimant, parce qu’on ne voyait rien qui poussât l’aimant vers le fer ; quoiqu’il soit impossible de concevoir qu’un corps en puisse attirer un autre, si le corps qui attire ne se meut lui-même, et si celui qui est attiré ne lui est joint ou attaché par quelque lien.

On doit donc aussi rapporter à ces jugements de notre enfance l’idée qui nous représente les choses dures et pesantes comme étant plus matérielles et plus solides que les choses légères et déliées ; ce qui nous fait croire qu’il y a bien plus de matière dans une boîte pleine d’or que dans une autre qui ne serait pleine que d’air : car ces idées ne viennent que de ce que nous n’avons jugé dans notre enfance de toutes les choses extérieures que par rapport aux impressions qu’elles faisaient sur nos sens ; et ainsi, parce que les corps durs et pesants agissaient bien plus sur nous que les corps légers et subtils, nous nous sommes imaginé qu’ils contenaient plus de matière[2] ; au lieu que la raison nous devait faire juger que, chaque

  1. C’est ce qu’on appelle les qualités occultes.
  2. « La grandeur des parties dont un corps est composé ne dépend point de la pesanteur ou de la dureté que nous sentons à cette occasion, mais seulement de l’étendue, qui est toujours égale dans un même vase. » Descartes, Principes, ii, 19.