Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/96

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partie de la matière n’occupant jamais que sa place, un espace égal est toujours rempli d’une égale quantité de matière. De sorte qu’un vaisseau d’un pied cube n’en contient pas davantage en étant plein d’or qu’étant plein d’air ; et même il est vrai, en un sens, qu’étant plein d’air, il comprend plus de matière solide, par une raison qu’il serait trop long d’expliquer ici[1].

On peut dire que c’est de cette imagination que sont nées toutes les idées extravagantes de ceux qui ont cru que notre âme était ou un air très-subtil composé d’atomes, comme Démocrite[2] et les épicuriens, ou un air enflammé comme les stoïciens ou une portion de la lumière céleste, comme les anciens manichéens[3] et Flud même de notre temps, ou un vent délié, comme les sociniens[4] ; car toutes ces personnes n’auraient jamais cru, qu’une pierre, du bois, de la boue fussent capables de penser ; et c’est pourquoi Cicéron, en même temps qu’il veut, comme les stoïciens, que notre âme soit une flamme subtile, rejette comme une absurdité insupportable de s’imaginer qu’elle soit de terre, ou d’un air grossier : Quid enim, obsecro te ; terrane tibi, aut hoc nebuloso, aut caliginoso cœlo, sata aut concreta esse videtur tanta vis memoriæ ! Mais ils se sont persuadé qu’en subtilisant cette matière, ils la rendraient moins matérielle, moins grossière et moins corporelle, et qu’enfin elle deviendrait capable de penser, ce qui est une imagination ridicule ; car une matière n’est plus subtile qu’une autre qu’en ce

  1. Principe contestable qui se rattache à la théorie cartésienne selon laquelle l’étendue et la matière seraient identiques.
  2. « Démocrite d’Abdère admettait, dit Diogène Laërce, pour principes de l’univers les atomes et le vide, rejetant tout le reste comme fondé sur des conjectures. Il croyait qu’il y a des mondes à l’infini, qu’ils ont un commencement et qu’ils sont sujets à corruption, que rien ne se fait de rien ni ne s’anéantit ; que les atomes sont infinis par rapport à la grandeur et au nombre ; qu’ils se meuvent en tourbillon ; que la matière est un assemblage d’atomes ; que leur solidité les rend impénétrables et fait qu’ils ne peuvent être détruits ; que le soleil et la lune sont formés par les mouvements et les circuits grossis de ces masses agitées en tourbillon, et que l’âme, qu’il dit être la même chose que l’esprit, est un composé de même nature. »
  3. Manichéens, disciples de Manès, né en Perse en 420.
  4. Sociniens, disciples de Socin, né en 1525 à Sienne.