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Page:Association des anciens élèves de l’École normale, 1886-1889.djvu/533

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DE L’ÉCOLE NORMALE

les reprenait ensuite pour en faire des volumes. Tout le monde a lu les Petits contes alsaciens, Chacun son idée, les Gens de bonne volonté, Fillettes et garçons, Dans notre classe, Quand j’étais petit garçon, les Épreuves d’Étienne, le Locataire des demoiselles Rocher, et deux petits chefs-d’œuvre, la Disparition du grand Krause et Miss Sans-Cœur. Ce dernier fut cause d’une erreur piquante. Jules Girardin aimait beaucoup Dickens, il l’avait étudié à fond dans son style et dans ses procédés de composition : quant au sentiment et à la pensée, il n’avait pas eu besoin de les étudier, car s’il aimait Dickens, c’était précisément parce qu’il pensait et sentait comme lui. Dans Miss Sans Cœur, ayant placé ses personnages en Angleterre, il les fit tout naturellement agir et parler comme des Anglais. Il s’était si bien approprié la tournure d’esprit et de langage des écrivains britanniques, que le public y fut pris. Miss Sans Cœur passa pour une très bonne traduction d’un charmant roman anglais, la biographie d’une femme auteur réelle et existante, et de nombreuses lettres demandèrent à Girardin la liste des autres ouvrages de John Heartless.

En 1877, Girardin fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. Le fut-il comme professeur ou comme écrivain, peu importe ; l’un le méritait tout autant que l’autre.

Jusqu’à son dernier jour, Girardin a travaillé. Quand il n’écrivait pas, il lisait : et à quelles pauvretés, parfois, ne consacrait-il pas généreusement son temps précieux ! Des quatre coins de la France il lui arrivait des manuscrits à examiner. Bien des gens, en lisant sa prose si vive, si nette, si coulante, si pleine, d’imprévus charmants, s’étaient dit : Comme c’est simple, j’en ferais bien autant… Et ils avaient essayé, et ils lui envoyaient leur essai, en le priant de leur dire si c’était réussi… Les plus mauvais, il les décourageait poliment ; mais il lisait et répondait toujours. S’il découvrait quelque étincelle de talent dans ce qu’on lui avait envoyé, il entrait en correspondance avec l’auteur, lui donnant par écrit des leçons de français et de composition ; et quand son élève avait produit enfin quelques pages présentables, il s’occupait de les placer, ne regardant jamais à sa peine pour rendre service. Chez lui, la bonté l’emportait toujours. Il lui arriva d’être dupé : il ne faisait qu’en rire et n’en gardait pas rancune à l’humanité.

Toujours travaillant, alourdi par un embonpoint qui lui faisait une fatigue de l’exercice le plus modéré, Girardin était devenu malade, et ses amis s’inquiétaient. Lui, il s’habituait à ses maux et prenait son parti de vivre ainsi : dès qu’il ne souffrait plus, sa gaîté reprenait le dessus. Il faisait des projets ; il venait de rappeler près de lui sa jeune fille, élevée en province où elle avait passé de brillants examens ; il s’occupait d’embellir son logis pour elle, il parlait de la promener, de l’amuser… et c’est au milieu de ces riants projets que la mort vint le prendre.

Le 26 octobre, il venait de déjeuner à Paris avec sa fille, près de la gare Montparnasse, et tous deux se dirigeaient vers une station de voitures. Ils avaient beaucoup de courses à faire, quelques amis à visiter : ce serait une bonne journée… Tout à coup il s’arrête, porte les deux mains à sa poitrine avec une sorte de gémissement. Sa fille, inquiète, l’interroge. « Soutiens moi ! » murmure-t-il, et il tombe tout de son long sur le trottoir : il était mort.

Cette mort fut un véritable deuil pour le lycée, pour la ville de Versailles ;