Je veux peindre la France une mere affligee [1]
Qui est entre ses bras de deux enfans chargee.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tetins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donna à son besson l’usage. [2]
Ce volleur acharné, cet Esau malheureux [3]
Faict degast du doux laict qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frere la vie.
Il mesprise la sienne et n’en a plus d’envie
Mais son Jacob, pressé d’avoir jeusné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
A la fin se defend, et sa juste colere
Rend à l’autre un combat dont le champ est la mere. [4]
Ni les souspirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs rechauffez ne calment leurs esprits :
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
102. Donna à son besoin (corrigé dans l’errata en besson) A. — Donnoit à son besson T. || 107. Lors son Jacob T. || 108. Estouffant quelque temps AB.
- ↑ 97. sqq. D’Aubigné reprend ici l'idée et même les termes d'un sonnet composé par lui dès 1576 (IV, 330) :
La France alaicte encor deux enfans aujourd’huy,
Dont l’un à ses deux mains tient les bouts de sa mere,
Et à grands coups de pieds veut empescher son frere
D’avoir sa nourriture aussi bien comme luy.
Le plus jeune, fascbè d’avoir jeusné meshuy.
Se deffend affamé et tous deux en cholere
S’arrachent les deux yeux. Lors, o douleur amere !
La mere perd son laict et sustance, d’ennuy :
Elle vole des mains aux cheveux et aux tresses,
Et dit à ses deux filz, les regardant en pieces :
« O malheureux enfans d’execrable nature,
Vous m’ostez donc le laict qui vous a alaicté !
Vous polluez de sang mon sein et ma beauté !
Vous n’aurez que du sang pour vostre nourriture ! » - ↑ 102. Nature. Suppression de l’article fréquente devant les mots nature, fortune, amour. Cf. v.485, 486. Voir Schüth, p.5.
- ↑ 103. Esau, dissyllabe. De même IV, 93, Princes : « Elle en fit un Esau, de qui les ris, les yeux... » — Malheureux, donné à la male heure, né pour
l'infortune des autres, comme pour la sienne propre. Cf. v.991, 1025. - ↑ 110. Rend un combat. Cf. Hist. Univ., V, 312 : « Tant y a que ceste grande armée ne rendit combat qui valût. »