Aller au contenu

Page:Aubigné - Les Tragiques, I. Misères, éd. Bourgin et al., 1896.djvu/71

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
65
MISERES


Or attendant le temps que le ciel se retire[1]
Ou que le Dieu du Ciel destourne ailleurs son ire
Pour vous faire gouster de ses douceurs apres,
300 Cachez-vous sous ma robbe en mes noires forests ;
Et, au fond du malheur, que chacun de vous entre,[2]
Par deux fois mes enfans, dans l’obscur de mon ventre.
Les faineants ingrats font brusler vos labeurs,
Vos seins sentent la faim et vos fronts les sueurs :
305 Je mets de la douceur aux ameres racines,
Car elles vous seront viande et medecines ;[3]
Et je retirerai mes benedictions
De ceux qui vont sucçans le sang des nations :
Tout pour eux soit amer, qu’ils sortent exécrables
310Du lict sans reposer, allouvis de leurs tables ! »[4]
  Car pour monstrer comment en la destruction
L’homme n’est plus un homme, il prend refection[5]
Des herbes, de charongne et viandes non-prestes,
Ravissant les repas apprestez pour les bestes ;


304. Vos seins sentent la fin A. — Vos sens sentent la faim B. || 313. Des charongnes, des viandes T.

  1. 297. Ce vers est expliqué par les v. 293 et 298. Cf. un emploi analogue du verbe se retirer dans Marot (cité par Littré) : « L’orage retiré, chacun joye demeine. » Voir aussi Baïf, éd. Marty-L., V, 28 :
                                      Grand ennemi veine qui veine l’ire.
                                      L’ire du bon tost se retire.
  2. 301. Au fond du malheur, vous qui êtes dans le plus profond malheur.
  3. 306. Viande. On sait que ce mot garde encore aux seizième et dix-septième siècles son sens étymologique (vivenda) de nourriture en général.
  4. 310. Allouvis, affamés comme des loups. Cf. v. 353, 466 et aussi v. 617 (Variantes). Ce mot vieillissait. Au dix-septième siècle, il se disait encore
    " des enfans nouveaus-nez et qu’on ne peut jamais rassasier. » Richelet.
  5. 312. Ce passage est encore imité de Lucain, Ph., VI, 110 :
                                                                         Cernit miserabile vulgus
                                       In pecuduin cecidisso cibos et carpere dumos
                                       Et foliis spoliare nemus letumque minantes
                                       Vellere ab ignotis dubias radicibus herbas :
                                       Quae mollire queunt flamma, quae frangere morsu
                                       Quaeque per abrasas utero demittere fauces
                                       Plurimaque humanis ante hoc incognita mensis
                                       Diripiens miles saturum tamen obsidet hostem.

                                                                                                                               G.