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MISERES


335Et puis l'an ensuivant les misérables yeux
Qui des sueurs du front trempoyent, laborieux,
Quand, subissans le joug des plus serviles bestes,
Liez comme des bœufs, ils se couployent par testes,
Voyent d’un estranger la ravissante main[1]
340Qui leur tire la vie et l'espoir et le grain.
Alors baignez en pleurs dans les bois ils retournent ;
Aux aveugles rochers les affligez séjournent ;
Ils vont souffrans la faim qu’ils portent doucement
Au pris du desplaisir et continu tourment
345Qu’ils sentirent jadis, quand leurs maisons remplies
De Dæmons encharnez, sepulchres de leurs vies,
Leur servoyent de crottons, ou pendus par les doigts[2]
A des cordons trenchans, ou attachez au bois
Et couchez dans le feu, ou de graisses flambantes
350Les corps nuds tenaillez, ou les plaintes pressantes[3]
De leurs enfans pendus par les pieds, arrachez[4]


339. Voyant T. || 344. Et infernal tourment T. || 346. Des démons T. || 347-350. Il est à remarquer que dans ces vers les éditions accentuent  : Mais cette confusion est très fréquente.

  1. 339. Voyent. Le sujet de ce verbe est yeux du v. 335. Les deux vers qui précèdent forment comme une parenthèse, ils du v. 338 se référant à laboureurs.
  2. 347. Crottons, prisons. Dérivé de l’anc. fr. crote, croute (lat. crupta). — Pendus, attachez, tous ces participes se rapportent à ils sentirent (v. 345). La difficulté est d’expliquer : ou les plaintes pressantes de leurs enfans. Il est probable que d’Aubigné, composant très vite et ne se relisant jamais, a dans le milieu de cette longue phrase perdu de vue la construction du début, et, au lieu d'un participe qu’on attendrait, a placé un substantif qui semble faire suite à une série d’autres substantifs, régimes d’un verbe déjà exprimé : si bien que la fin reste en suspens, et que la phrase devient grammaticalement injustifiable.
  3. 350. Tenailler. Cf. IV, 158, Feux :

                            Passeray-je la mer, de tant de longs propos,
                            Pour enrouller icy ceux-la qui en repos
                            Sont morts sur les tourments du gehennes desbrizantes,
                            Par la faim sans pitié, par les prisons puantes,
                            Les tenailles en feu, les enflambez couteaux ?
  4. 351. Pendus par les pieds. Cf. Hist. Univ.,IV, 153, les supplices infligés par les Espagnols aux habitants de Naarden : « Les femmes violées en présence de leurs maris, les mariz tuez en présence des femmes, elles et leurs enfants pendus par les pieds jusques à la mort par la faim. »