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XIII
DATE ET PATRIE

rude et tendre, misérable et fataliste, est, pour le théâtre, un bon rôle de composition.

L’on a relevé dans le récit d’Aucassin de minimes invraisemblances de détail[1] et surtout l’excès de ridicule des curiosités de Torelore. L’on a jugé toute la fin de l’œuvre moins intéressante que le début, et l’on a pensé que l’auteur, las de son sujet, se hâtait de finir[2]. Il est difficile d’accepter ce jugement. La composition d’Aucassin et Nicolette s’équilibre d’un bout à l’autre : les amours contrariés (I–XV), la fuite des amants (XVI–XXVI), enfin les aventures et le retour (XXVII–XLI), sont comme trois actes, de longueur à peu près équivalente, d’intérêt divers, mais continu, et où je ne perçois aucun signe de lassitude. Quant à l’invraisemblance du pays de Torelore, c’est faire tort à l’auteur que de ne pas tenir compte de la tradition littéraire, qui mêlait volontiers des aventures merveilleuses aux amours des héros, et de la discrétion, peut-être ironique, qui lui a fait remplacer les étonnantes aventures et les monotones exploits de tant de personnages de romans par une sorte de voyage de Gulliver dans ce monde renversé où l’on ne se tue point. Tout cela n’implique pas seulement un rare talent naturel, mais aussi une singulière maîtrise de l’art dramatique, un sens du théâtre, de ses ressources et de ses exigences, qui révèle l’auteur de métier, mieux encore l’homme habitué à donner lui-même à ses œuvres la vie de la scène.


IV. Date et Patrie. — Le manuscrit d’Aucassin et Nicolette est de la dernière partie du xiiie siècle : c’est, pour la vie de l’auteur, un terme extrême, mais sans précision. L’emploi de l’assonance dans les vers a paru à Gaston Paris un signe d’archaïsme, qui permettrait

  1. Cf. W. Suchier, Introduction à la 9e éd. Suchier, p. xliii, n. 1 ; ces invraisemblances seraient : l’âge des jeunes gens, qualifiés de « petits enfants » ; l’existence d’une vaste forêt entre la mer et Beaucaire, dont cependant les habitants vont « au lagan » ; la crevasse de la tour qui permet de communiquer avec le caveau souterrain : c’est peu de chose, et des explications sont faciles à imaginer.
  2. Cf. G. Paris, Poèmes et légendes, 105.