Page:Audebrand - Derniers jours de la Bohème, Calmann-Lévy.djvu/90

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demi brûlés par le mal, serrer sa main de glace dans la mienne. Alfred de Musset, devenu noctambule, s’était présenté à la bruyante taverne, mais pas plus de dix minutes, en disant : « Il y a de meilleure absinthe au café de la Régence ». J. Barbey d’Aurevilly, encore plus dédaigneux, s’était écrié : « Ça rappelle trop le Camp des Bagaudes » (un affreux ramas de mendiants, de vagabonds et d’esclaves révoltés). Auguste Préault, le sculpteur, avait usé d’un autre mot, exprimant bien la délicatesse de ses goûts : « Je vais en Attique ; je ne m’égare pas en Béotie. » Tout cela était plausible ; tout cela allait pour le mieux, mais le personnel de la Brasserie avait son relief, son originalité et j’ai presque envie de dire son aristocratie. C’est du moins ce que je vais essayer de faire voir.

Avant tout, une courte halte, en guise de thèse et de parenthèse.

Jusqu’en 1852, Paris, fin dégustateur, n’avait eu de goût que pour les vins fins. En particulier, il vantait ceux de France, qu’il disait être les premiers du monde. Le pampre de nos vignes était le pendant du laurier des poètes et des soldats. Comment et pourquoi s’éprenait-il ainsi tout à coup de l’opaque breuvage des Germains ? — Pourquoi ? On ne savait pas. C’était une mode nouvelle et Paris doit toujours obéir à la mode. On voyait parfois circuler dans la salle un inconnu, correctement mis, en habit noir, bien