Page:Audoux - De la ville au moulin.djvu/227

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Manine espère la faire changer d’idée, mais pour ne pas trop la contrarier elle lui promet de l’envoyer soigner les blessés dès qu’elle aura seize ans. En attendant Reine suit des cours d’infirmière, et déjà, autour de nous, elle donne des soins adroits. Le soir, elle berce le gros Ni-Jean ou la petite fille de Rose en chantant, comme autrefois sa mère :

Fille de la charité
Vous irez
Parmi les soldats blessés.

Pour Nicolas qui est au front depuis une quinzaine, ma pensée rôde aussi, mais je ne sais où la diriger. Malgré sa promesse d’écrire chaque jour, je n’ai reçu qu’une seule lettre dans laquelle il disait :

« J’arrive aux tranchées. Je voudrais, comme Firmin, te raconter des choses gaies mais je ne peux pas. La campagne de par ici est comme un grand cimetière. En place de fermes et de moulins il y a des croix, des croix, des croix. Il viendra peut-être un temps où je pourrai te rappeler des histoires gaies de mon enfance, mais aujourd’hui je me souviens seulement que tu m’empêchais de me battre avec les gamins de mon âge. Je me rappelle bien que tu me recommandais de parer les coups sans jamais les rendre. À présent on me dit que, pour bien me défendre, il me faut tuer l’ennemi avant qu’il n’ait le temps de me tuer lui-même. À toi, Annette, je le dis. Je suis bien décidé à me défendre et à rendre des coups à celui qui m’en donnera, mais vois-tu, je sens bien que je ne pourrai jamais tuer… »