Page:Audoux - De la ville au moulin.djvu/34

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pas me distraire de cette joie qui m’était venue et qui me faisait pleurer par instant presque aussi fort qu’une peine.

Comme par miracle, les paroles de Manine m’avaient transportée auprès des miens. Je vivais avec eux, je savais où les prendre à toute heure, et plus rien de ce qui se passait chez nous ne pouvait m’être étranger maintenant. Le passé se reliait au présent et tous les souvenirs arrivaient à mon appel. Ils arrivaient en masse, se heurtant et voulant se montrer tous à la fois, mais j’y mettais de l’ordre pour les faire durer. C’était à mes parents que je pensais tout d’abord. Combien ils avaient été indulgents et patients lorsque j’avais remplacé grand’mère dans le ménage. « Adieu ! pauvre bouilloire ! » disait en riant mon père, lorsque la bouilloire pleine d’eau m’échappait et tombait avec un fracas assourdissant sur le carrelage de la cuisine. Quand un plat m’échappait de même c’était au tour de ma mère de dire : « Allons ! en voilà encore un qui se disperse ». En avais-je fait se disperser des plats et des assiettes ! Et les tasses dont j’avais supprimé les anses. Et les casseroles bosselées de telle sorte qu’elles prêtaient à rire tant elles avaient l’air de faire des grimaces. Sans compter celles que j’avais détériorées par le fond en les laissant brûler sur le fourneau avec tout leur contenu. Je m’épouvantais alors de ces petits accidents comme de véritables catastrophes, mais au lieu de me gronder, mes parents m’excusaient et m’encourageaient à faire mieux. Ainsi je reprenais confiance, et peu à peu, j’étais devenue adroite et attentive.