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lui-même, pour écarter tout ce qui s’interpose entre sa réalité intime et Dieu, et pour se fondre en lui.

Il ne faut pas dire que le sculpteur roman a commencé à revêtir de beauté la façade de l’église. C’est plutôt qu’il s’est contenté d’enlever quelques pierres qui masquaient la vie, la lumière intérieure de l’église ; ses sculptures sont des rayons de cette lumière. Il a pratiqué des jours dans le mur, moins pour éclairer le sanctuaire en l’ouvrant au soleil — le sanctuaire a sa clarté propre, celle des lampes (comme les catacombes), et l’atmosphère brumeuse de l’encens est celle qu’il aime respirer — que pour permettre aux passants de connaître cette clarté et cette atmosphère salutaires.

Cependant l’architecte défend à l’avance contre les violences impies l’œuvre sacrée : c’est la force, qu’exprime surtout la cathédrale romane, colossale en dépit de ses dimensions souvent réduites, avec ses voûtes pesantes, ses clochers trapus, sa large façade qui l’oppose cubiquement, comme une borne d’éternité, au flot du siècle. Un bloc : la pensée théologique, la pensée artistique, la pensée politique, un bloc — immobile.

Le mouvement qui rappelle le vivant des profondeurs des catacombes ne s’interrompra pas longtemps. L’architecture s’était arrêtée à l’état statique, au XIIe siècle ; au XIIIe, c’est un art dynamique. C’est une force en action, désireuse, et qui affirme sa volonté de dépasser l’horizon en sacrifiant les lignes planes, toutes les fois qu’elles ne s’imposent pas comme d’inéluctables nécessités de construction, aux lignes verticales. Le vivant ne touche plus au sol que tout juste dans l’espace et le temps d’y trouver un point de départ, le tremplin propice à l’élan. Depuis qu’il s’est assuré la résistance, il en use pour nier la limite.

Mais, comme le sculpteur roman sa sculpture, l’architecte gothique construit son ogive du dedans au dehors. La Cathédrale gothique repousse les murs, elle les évide, elle les élude pour mieux montrer à Dieu son cœur, sans prudence, au risque de laisser s’évaporer dans l’air cette mystique atmosphère que la Cathédrale romane conservait jalousement, et de laisser les lampes s’éteindre dans le soleil. Une sorte d’ivresse l’a saisie. Il semble que les deux arcs de l’ogive, rejoints par une de leurs extrémités comme deux mains amoureusement orantes, la décochent elle-même en plein ciel et qu’elle va se perdre au delà des bornes du regard.

Un vivant : et c’est dans la vie, mystique ou réelle, la plus active, qu’on trouve les images les plus propices à le suggérer. — C’est la Cité de Dieu. « Les