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chapitre dix-neuvième.

s’il était Dieu, et par conséquent inaccessible à toute atteinte, à quoi bon une lutte, et pourquoi parler de la nécessité d’un combat éternel ? Félix, demeuré muet, demande un délai de quelques jours pour réfléchir.

Le 12 décembre, voilà de nouveau Félix en présence du grand évêque, au milieu du peuple qui inonde la basilique d’Hippone. Le manichéen commence par dire que, depuis le jour de la dernière assemblée, il a cherché inutilement à recouvrer les écrits dont il avait besoin pour répondre à Augustin ; or, on ne peut combattre sans armes, et tout plaideur a besoin de ses papiers. Augustin ne voit dans ce motif qu’un prétexte pour échapper à une défaite ; lorsque Félix a demandé cinq jours de délai, il n’a pas demandé ses livres, gardés sous le sceau public. « Qu’on me rende mes livres, et j’arrive au combat dans deux jours, réplique le manichéen ; et si je suis vaincu, je me soumettrai à tout. »

Ces subterfuges sont vains ; la discussion s’engage ; Augustin rappelle l’argument contre la co-éternité des deux principes par où s’était terminée la première conférence. Félix soutient avec Manichée, son maître, l’existence éternelle de deux natures, celle du bien et celle du mal ; il cite le Christ, qui parle du bon arbre produisant toujours un bon fruit, et du mauvais arbre produisant toujours un mauvais fruit, et qui a dit encore : « N’avez-vous pas semé dans le champ une bonne semence ? D’où est donc venue l’ivraie ? C’est l’ennemi qui a fait cela. » L’Évangile annonce la séparation des brebis et des boucs, qui doit s’accomplir dans les derniers temps ; pour les uns, le royaume de Dieu s’ouvrira ; pour les autres, l’abîme du feu éternel, préparé par le démon et par ses anges. De plus, saint Paul a dit : « La prudence de la chair est ennemie de Dieu[1] ; » et ailleurs[2] : « Le Dieu de ce siècle a aveuglé les esprits des infidèles, pour qu’ils ne contemplent point la clarté de l’Évangile du Christ, qui est l’image de Dieu. » Cet ennemi dont parlent l’Évangile et l’Apôtre appartient-il à Dieu ? Telles sont dans toute leur force les objections de Félix. La réponse d’Augustin sera complète.

Dans les citations de l’élu manichéen, il n’y a rien qui prouve que Dieu, voulant chasser de ses royaumes une nature ennemie, ait été obligé, afin d’avoir du repos, de se laisser souiller par le mélange du mauvais principe. C’est là toute la question. Félix est allé chercher les passages de l’Ecriture relatifs aux pécheurs qui ne sont pas faits pour la vie bienheureuse, promise aux bons et aux fidèles. Toutes les choses visibles et invisibles sont l’ouvrage de Dieu ; les créatures raisonnables, hommes ou anges, ont reçu le libre arbitre. Le bon ou le mauvais usage de la liberté naturelle constitue la vertu ou le vice. Augustin prouve la vérité du libre arbitre, reconnu d’ailleurs par Manichée lui-même, comme à son insu, dans un de ses écrits intitulé le Trésor. Il fait toucher du doigt l’existence d’une volonté humaine indépendante de toute contrainte absolue. Mais nous avons remué à fond ces questions dans des chapitres précédents.

« Si rien ne pouvait nuire à Dieu, dit Félix, pourquoi a-t-il envoyé son Fils en ce monde ? » Félix ne répondait jamais et interrogeait toujours. Augustin, répondant à la dernière question du manichéen, prononce cette belle parole : « Ce n’est pas le besoin, c’est la miséricorde qui a causé la passion du Christ[3]. » Jésus-Christ est venu délivrer des captifs ; ces captifs étaient enchaînés dans le mal ; ce mal avait été le produit d’une volonté libre. « Si nous avons un libre arbitre, dit Félix, que nulle violence ne soit faite à personne : je serai chrétien quand je le voudrai. La volonté nous pousse à être chrétiens ou à ne pas l’être. » L’évêque se hâte de lui répondre que personne ne le force, qu’il est arrivé là par sa propre volonté et qu’il dispute par sa volonté seule. Malheur à la volonté mauvaise paix à la bonne volonté ! À celle-ci la couronne, à celle-là là peine Dieu est le juge des volontés, mais il est le créateur des natures. « Si donc, dit Augustin à Félix, si donc vous vous croyez forcé de devenir chrétien, apprenez de nous le contraire. Repassez plutôt ce que vous entendez, examinez, vous êtes dans votre volonté ; voyez si la vérité est venue appuyer nos paroles, si vous-même n’avez pas défailli dans la défense de votre Manichée, et, quand vous le voudrez, soyez ce que vous êtes. » Félix se montre tout disposé à recevoir la vérité de la bouche d’Augustin. Le grand docteur récapitule les principales erreurs auxquelles il faut renoncer. La corruptibilité de la nature et de la substance divine est anathématisée par Félix lui-même. La confusion de ce que Dieu engendre et de ce qu’il fait, du Verbe né de

  1. Rom., VIII, 7. — 2
  2. Corinth., II, IV, 4.
  3. Non est ergo passio Christi ex indigentia, sed ex misericordia.