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chapitre trentième.

débile, et l’admirable évêque se rendait en divers pays africains selon les besoins de l’Église et de la vérité. Pour aller d’Hippone à Constantine, il suivait la voie romaine dont on reconnaît de nombreux vestiges ; laissant la Seybouse à gauche, il passait sur le pont de l’Abou-Gemma, franchissait successivement les lieux que l’Arabe désigne aujourd’hui sous les noms de Dréan, de Nech-Meia, d’Akous, d’Hammam-Berda, se reposait à Calame chez son ami Possidius, et, quittant ensuite la riche et gracieuse nature qui avait charmé sa route depuis Hippone, le grand évêque s’avançait vers Constantine, à travers des régions nues et peu habitées. Il entrait à Cirta par le pont Romain (Kantara), et c’est par là que nous sommes entré nous-même, quand nous sommes allé chercher aux bords du Rummel les souvenirs de la vieille Afrique chrétienne et aussi les souvenirs des exploits de la France[1].

Constantine, par sa position, est une des villes les plus extraordinaires qu’on puisse voir. Bâtie sur des rochers, avec des rochers pour ceintures et pour murailles, et pour fossés de longs précipices d’une effrayante profondeur, cette ville est bien la capitale du désert ; elle renferme aujourd’hui trente mille habitants, vingt-cinq mille Arabes et cinq mille juifs. Au temps de saint Augustin, elle ne pouvait guère avoir que huit à dix mille habitants de plus : évidemment la cité antique n’avait pas d’autre étendue que la cité actuelle. Constantine est un vaste amas de pauvres demeures. Parmi les décombres de la Kasbah, on nous a montré quelques restes d’une ancienne église bâtie par Constantin, après qu’il eut donné son nom à Cirta. Cette église était la basilique de Constantine dans le quatrième et le cinquième siècle, et sous ces voûtes avait prié et prêché le grand évêque d’Hippone. En 1841, on voyait encore le chœur et les deux chapelles latérales de la basilique ; mais le génie militaire va vite en besogne, et les ruines vénérables tombent en poussière sous sa main. Les citernes sont les plus beaux restes de la puissance romaine à Constantine. Nous avons parlé de l’inscription chrétienne gravée sur le roc, aux bords du Rummel.

À quelques pas de cette inscription, s’ouvre un gouffre où le Rummel se perd tout à coup comme dans un mystère d’horreur ; d’immenses rochers ont l’air de s’être fendus tout exprès pour laisser passer la rivière. Nous avons fait le tour de ces profonds abîmes, depuis l’inscription chrétienne jusqu’au pont Romain ou Kantara. C’est une marche d’une heure. Le Rummel coule au fond d’un double rang de rochers de huit cents pieds de profondeur, droits comme des murailles, coupés de temps en temps par de longues lignes noires perpendiculaires, de manière que les rochers présentent comme les flancs de hautes tours. La rivière se montre et disparaît à différents intervalles, et lorsqu’un ouragan vient enfler ses eaux, le Rummel, terrible à voir, roule et mugit avec un bruit qui fait penser au Tartare. Un auteur arabe, cité par Aboulféda, compare l’eau du Rummel roulant au fond du ravin de Constantine à la queue des comètes[2]. Tout ce côté de Constantine est rempli de terreurs solennelles. L’imagination se donne carrière dans ces profondeurs qui se prolongent avec des aspects et des caractères de plus en plus saisissants. Il y a un prodigieux contraste entre les magnifiques épouvantements de ces longs abîmes et les misérables constructions d’en haut, qui s’appellent la ville. Si j’avais à peindre dans un poème la capitale de l’enfer, je peindrais la base de Constantine.

Aux approches du Kantara, le double rang de rochers se rapproche et offre comme la nuit. Le Rummel échappe à l’œil, mais il coule au fond. Le pont Romain à deux étages eut pour but, non pas de faire passer la rivière, mais d’unir les deux montagnes qui forment le fossé de Constantine. Les arches du premier étage portent sur le rocher ; elles sont encore ce qu’elles étaient il y a deux mille ans. Les quatre arches du second étage sont très-hautes, les deux arches du milieu ont la forme de l’ogive ; les deux autres présentent le plein cintre. Ce fut un architecte génois qui, sur les ruines romaines, construisit le deuxième étage du pont. Le Rummel se perd sous le Kantara, disparaît dans des profondeurs inconnues, et c’est beaucoup plus loin qu’on le retrouve passant de la nuit à la lumière. Un champ de nopals couvre les rocs sous lesquels la rivière se perd, à côté du Kantara. Une fois parvenu au pied des deux montagnes, dominées aujourd’hui par l’hôpital français, le Rummel ne connaît plus la nuit ;

  1. Constantine a été prise par les Français le 13 octobre 1837.
  2. Voyez dans notre Voyage en Algérie, Études africaines, le chapitre 17 sur Constantine.