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chapitre cinquantième.

Les dieux et les déesses ne gardaient pas, mais ils étaient gardés. Les divinités d’Ilion n’empêchèrent pas la chute de Priam. De plus, dans les guerres anciennes, les vainqueurs manquaient rarement de piller les temples, et même d’égorger ceux qui cherchaient un asile au pied des autels. Or, dans le sac de Rome, les basiliques chrétiennes ont été d’inviolables asiles : les barbares ont épargné les chrétiens et les païens eux-mêmes, par respect pour Jésus-Christ. Si des gens de bien ont été enveloppés dans le sort des méchants, c’est qu’il y a des imperfections, des fautes qui doivent s’expier par des peines sensibles. Si tous les crimes étaient punis dans ce monde, à quoi servirait la vie future ? Si aucun crime n’était puni en ce monde, n’aurait-on pas quelque droit de nier la Providence ? D’honnêtes familles ont perdu leurs richesses au milieu des désastres des bords du Tibre, mais est-ce un grand mal de perdre des trésors qui corrompent le cœur et rejettent l’homme en de funestes tentations ? Nous n’apportons rien sur la terre et nous n’emportons rien quand nous la quittons.

Une foule de chrétiens ont été massacrés dans les scènes de la victoire : mais est-il mort quelqu’un qui ne dût mourir un jour ? La fin de la vie égale la plus longue vie à la plus courte. Il n’y a point de mauvaise mort lorsqu’une bonne vie l’a précédée. Les chrétiens savent bien que le trépas du pauvre de l’Evangile au milieu des chiens qui léchaient ses plaies est meilleur que le trépas du mauvais riche dans la pourpre et le lin. On répète que beaucoup de fidèles n’ont pas reçu la sépulture, et que tant de corps qui devaient ressusciter un jour ont disparu de la manière la plus soudaine et la plus tragique. Mais quelqu’un a-t-il pu enlever ces corps d’entre le ciel et la terre ? L’évêque d’Hippone dit ici sur la sépulture ce que nous avons reproduit dans notre analyse du livre du Soin pour les morts, et qui se trouve tiré de la Cité de Dieu. Puis il ajoute que des armées, même païennes, mourant pour leur patrie, ne se sont point inquiétées de savoir de quelles bêtes elles deviendraient la pâture. Le poète a dit : Le ciel couvre celui qui n’a pas de tombeau[1]. On parle de beaucoup de chrétiens emmenés en captivité : c’est un grand malheur si on a pu les emmener quelque part où ils n’aient pu trouver Dieu. Des chrétiens captifs ne sont pas un motif d’accusation contre le christianisme : est-ce que les païens ont cessé de vénérer leurs dieux après la mort héroïque de Régulus, demeuré fidèle aux dieux et à son serment ?

Les païens prodiguaient l’injure aux vierges chrétiennes qui avaient été contraintes de subir la brutalité des vainqueurs de Rome. Ils auraient voulu qu’elles n’eussent pas survécu à leur affront, et redoublaient d’admiration pour Lucrèce. Considérant alors la mort de l’héroïne romaine d’après des pensées purement chrétiennes, Augustin s’étonna des grandes louanges accordées au suicide de l’épouse de Collatin. Il établit que sans le consentement de la volonté il n’y a pas de souillure possible ; que dans ce cas l’âme garde sa pureté entière au milieu des violences exercées sur le corps, et s’écrie : « Si Lucrèce a été complice de l’adultère, pourquoi toutes ces louanges ? Si elle est restée pure, pourquoi sa mort[2] ? »

L’évêque d’Hippone comprend les motifs qui poussèrent la victime du fils de Tarquin à une résolution aussi terrible ; puisque Lucrèce était demeurée innocente, ce ne fut pas l’amour de la pureté, mais la faiblesse de la pudeur[3], qui l’entraîna au trépas ; elle craignit de passer pour complice si elle continuait à vivre après l’attentat ; né pouvant montrer aux hommes sa conscience, elle voulut la mettre sous leurs yeux par son trépas ; Lucrèce produisit un irrécusable témoin de sa pureté, et ce témoin, ce fut sa mort ! Il se rencontra des vierges chrétiennes qui se tuèrent aux approches du péril qui menaçait leur vertu, et le docteur d’Hippone demande quel est le sentiment humain qui refuserait de leur pardonner.

Quant aux vierges chrétiennes qui, restées pures après la violence, ont continué à vivre, il faudrait être insensé, dit Augustin, pour leur en faire un crime ; le témoignage de la conscience a suffi à la gloire de leur chasteté ; pures devant Dieu, elles n’ont cherché rien de plus, et pour éviter l’outrage du soupçon des hommes, elles n’ont pas transgressé la loi divine qui nous interdit de nous arracher la vie.

Bayle s’est mis en colère contre saint Augustin au sujet de son appréciation du trépas de Lucrèce ; il eût mieux fait de s’attacher à comprendre toute la pensée de l’évêque d’Hip-

  1. Cælo tegitur qui non habet urnam. Lucain, liv. vii, Pharsale.
  2. Livre I, chap. 19.
  3. Non est pudicitiae caritas, sed padoris infirmitas. Ibid.