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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/281

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chapitre cinquantième.

Un reflet de la Trinité divine se montre aussi dans la nature, la doctrine et l’usage, trois choses qui concourent aux œuvres humaines. Par la nature, le génie ; par la doctrine, l’art ou la science ; l’usage s’explique de lui-même. Augustin reproduit l’idée déjà exprimée de diverses manières dans le Traité de la Trinité, savoir, que chaque homme est une image de la Trinité mystérieuse : il est, il connaît son existence et il l’aime.

Pourquoi l’homme a-t-il été créé si tard ? demande-t-on quelquefois. Il n’y a ni tôt ni tard en comparaison de l’éternité divine ; le monde n’aurait pas été créé plus tôt, quand on le supposerait plus ancien de plusieurs millions d’années. Quelques philosophes avaient enseigné le retour des mêmes hommes dans la suite des temps : « Les impies vont en tournant, » dit le Psalmiste[1], non qu’ils doivent repasser par les cercles sortis de l’imagination des philosophes, mais parce qu’ils tournoient dans un labyrinthe d’erreurs. Augustin convient qu’il n’est pas aisé de comprendre que Dieu ait toujours été et qu’il ait voulu créer l’homme dans le temps, sans changer de dessein ni de volonté. Pour que les lecteurs de son ouvrage apprennent à s’abstenir des questions dangereuses, il ne décide rien sur la manière dont Dieu a pu toujours être Seigneur sans avoir toujours eu des créatures. Les philosophes, mesurant leur esprit borné à l’esprit infini, se trompent sur les ouvrages de Dieu ; ne se comparant qu’à eux-mêmes, dit l’Apôtre, ils ne s’entendent pas. Le docteur d’Hippone ajoute ici des considérations élevées sur le repos et le travail de Dieu, qui ne sont qu’une seule et même chose.

Dans le dixième chapitre du treizième livre, l’évêque d’Hippone considère la vie comme une course vers la mort, dans laquelle il n’est permis à personne de s’arrêter ou de marcher moins vite : tous y cheminent avec une même vitesse. Cette pensée est le germe évident du beau passage de Bossuet, qui est dans la mémoire de chacun : « La vie est un chemin, etc. »

Augustin fait sur la mort et le temps quelques réflexions un peu subtiles peut-être, mais qui au fond sont vraies : on ne peut pas dire d’un homme qu’il est dans la mort ou qu’il est mort ; avant de rendre le dernier soupir, il est vivant ; et quand il a cessé de vivre, il est après la mort. Ainsi le moment présent n’existe pas[2] ; le passé seul existerait, si toutefois ces deux mots n’impliquaient pas contradiction, car le passé c’est le temps qui n’est plus. Or, l’avenir n’est pas encore ; on pourrait donc dire que le temps n’existe pas.

Le docteur africain prouve aux stoïciens qu’ils ont méconnu la nature humaine, quand ils ont avancé que l’homme peut vivre sans passions : c’est bien assez de travailler à vivre sans crime, dit Augustin. Jésus-Christ eut des tristesses, Jésus-Christ éprouva contre les juifs le sentiment de l’indignation. Cette indignation et ces tristesses sont des passions, et si l’homme-Dieu n’en fut point exempt, qui donc osera se croire plus parfait que lui ?

Caïn et Abel, ou plutôt Seth, sont les pères des deux cités de la terre et du ciel. Caïn, le premier qui bâtit une ville, montrait ainsi qu’il se mettait en possession des biens d’ici-bas ; Abel est tué, et sa mort fut un prophétique mystère. Le premier fondateur de la cité terrestre tua son frère, comme plus tard Romulus tua le sien, Romulus, fondateur de la grande métropole des choses humaines. Seth, frère d’Abel, premier citoyen du divin empire, commence la génération des saints. Deux amours bâtirent les deux cités : celle du ciel fut bâtie par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi-même ; celle de la terre, par l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. En dissertant sur la longue vie et la grande stature des hommes avant le déluge, Augustin parle d’une dent molaire d’homme qu’il avait vue sur le rivage d’Utique, et qui en aurait fait cent des nôtres[3]. « Je crois, ajoute-t-il, que c’était une dent de quelque géant. »

Homère[4] et Virgile[5] ont gardé la tradition d’une force humaine des premiers temps bien supérieure à la nôtre ; mais la stature humaine a dû être toujours la même, avant le déluge comme depuis l’immense cataclysme. L’existence des géants, dont l’histoire ne permet pas de douter, prouve seulement en faveur de certaines races, et ne change rien à l’idée qu’on doit se faire de la taille de l’homme, d’après la loi universelle qui le régit. Quant à la dent prodigieuse qu’Augustin avait vue à Utique, sa pensée à ce sujet révèle tout simplement l’ignorance de son temps en matière

  1. ii, 1.
  2. On sait le vers célèbre :

    Le moment où je parle est déjà loin de moi.
  3. Livre xv, chap. 9.
  4. Iliade, ch. 5 et ch. 12.
  5. Énéide, ch. 12.