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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/33

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chapitre quatrième.


CHAPITRE QUATRIÈME.




La philosophie païenne au quatrième siècle. — Les deux livres de l’Ordre.

Avant de pousser plus loin le récit des entretiens et de la vie contemplative de nos jeunes solitaires de Cassiacum, nous voudrions montrer en quelques lignes rapides quel était alors l’état de la philosophie dans le monde, quels systèmes gouvernaient les écoles, à quelles autorités obéissaient les imaginations spéculatives en dehors de la naissante autorité du Christianisme. La philosophie d’Augustin à Cassiacum est comme le vestibule de la foi évangélique ; mais ceux que la lumière nouvelle ne visitait point encore, dans quelles régions d’idées étaient-ils restés ?

Il est un nom qu’Augustin a prononcé avec respect, un nom qui a beaucoup retenti dans le troisième siècle, qui, au quatrième siècle, gardait une grande autorité, et en garde encore de nos jours, c’est le nom de Plotin. Parmi les maîtres alexandrins, un seul lui avait plu, AMmonius Saccas : « Voilà ce que je cherchais, » s’écria Plotin, en entendant pour la première fois Ammonius. Or, ce maître, autant qu’on peut l’apprécier, sans œuvre écrite et à travers le nuage des traditions, offrait dans ses enseignements un monstrueux mélange de systèmes et de dogmes, et a mérité d’être appelé le fondateur de l’illuminisme philosophique. On lui avait attribué, mais avec peu de fondement, l’idée première de l’éclectisme. Plotin représente, dans ses formes les plus accréditées, ce qu’on est convenu de nommer le néoplatonisme. Les cinquante-quatre livres[1] qui renferment ses doctrines et que rédigea son disciple Porphyre, sont comme un défi jeté à l’esprit le plus intrépide. On prétend que les idées du célèbre philosophe égyptien exciteraient fort l’admiration, si son langage était assez clair pour être compris ; mais qu’est-ce que c’est que de belles idées dont l’expression est déclarée impossible ? Pourtant on n’exerce pas un grand empire sur les intelligences sans de sérieuses conditions d’influence ; malgré tant d’obscurités et d’extravagances, on reconnaît dans les livres de Plotin le métaphysicien profond et parfois le contemplateur sublime. L’élan qu’il portait dans son spiritualisme et dans sa foi au premier principe frappait vivement les imaginations. Le néoplatonisme ne fut en réalité qu’une suprême lutte de la philosophie contre le christianisme triomphant. On se complaisait dans les invisibles splendeurs de l’âme pour se dérober au reproche d’impur matérialisme ; on opposait je ne sais quelle trinité d’invention philosophique au dogme chrétien d’un Dieu en trois personnes ; mais tout ce spiritualisme se trouvait contredit par la doctrine de l’éternité du monde d’où naissait logiquement le panthéisme. Le plus humble, le plus petit d’entre nous qui, en récitant le Symbole des apôtres, dit : Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, se place sans effort au-dessus de toute la philosophie des temps antiques.

La pluralité des dieux, leur existence indépendante et libre, ne pouvaient plus se soutenir en présence de la prédication chrétienne. Plotin remplaça le polythéisme par la théurgie ; il substitua aux divinités les génies d’un commerce bienveillant, une démonologie qui animait l’univers et répondait à tout le mouvement de la vie humaine. Il fit aux sciences occultes une grande part et passa pour un incomparable magicien. La démonologie n’était pas d’invention plotinienne. D’après les enseignements de la vieille Égypte, acceptés par la Grèce, les démons ou les génies, dans leurs variétés, n’étaient autre chose que les âmes des morts. Les idées pythagoriciennes, sur ce point, sont restées assez incertaines ; on a attribué au philosophe de Samos une hiérarchie démonologique avec des dieux, des démons, des demi-dieux et

  1. Marsile Ficin, directeur de l’académie platonicienne établie à Florence par les Médicis, publia, à la fin du quinzième siècle, une traduction latine de Plotin.