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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/401

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divinatoire, ne purent me persuader de le rejeter ; je cédais à l’autorité de ceux qui en ont écrit, et je n’avais point encore trouvé de raison certaine., telle que j’en cherchais, qui me prouvât à l’évidence que le hasard, et non le calcul des mouvements célestes, décidait de la vérité de ces prédictions.

Chapitre IV.

mort d’un ami.

7. En ces premières années de mon enseignement dans ma ville natale, je m’étais fait un ami, que la parité d’études et d’âge m’avait rendu bien cher ; il fleurissait comme moi sa fleur d’adolescence. Enfants, nous avions grandi ensemble ; nous avions été à l’école, nous avions joué ensemble. Mais il ne m’était pas alors aussi cher que depuis, quoique notre amitié n’ait jamais été vraie ; car l’amitié n’est pas vraie si vous ne la liez vous-même entre ceux qui s’attachent à vous « par la charité, que répand dans nos cœurs l’Esprit-Saint qui nous est donné[1]. » Et pourtant, elle m’était bien douce cette liaison entretenue au foyer des mêmes sentiments. Je l’avais détourné de la vraie foi, dont son enfance n’avait pas été profondément imbue, pour l’amener à ces fables de superstition et de mort qui coûtaient tant de larmes à ma mère. Il s’égarait d’esprit avec moi, cet homme dont mon âme ne pouvait plus se passer. Mais vous voilà !… toujours penché sur la trace de vos fugitifs, Dieu des vengeances et source des miséricordes, qui nous ramenez à vous par des voies admirables… vous voilà ! et vous retirez cet homme de la vie ; à peine avions-nous fourni une année d’amitié, amitié qui m’était douce au delà de tout ce que mes jours d’alors ont connu de douceur !

8. Quel homme pourrait énumérer, seul, les trésors de clémence dont, à lui seul, il a fait l’épreuve ? Que fites-vous alors, ô Dieu, et combien impénétrable est l’abîme de vos jugements ? Dévoré de fièvre, il gisait sans connaissance dans une sueur mortelle. On désespéra de lui, et il fut baptisé à son insu, sans que je m’en misse en peine, persuadé qu’un peu d’eau répandue sur son corps insensible ne saurait effacer de son âme les sentiments que je lui avais inspirés. Il en fut autrement ; il se trouva mieux, et en voie de salut. Et aussitôt que je pus lui parler (ce qui me fut possible aussitôt qu’il put parler lui-même, car je ne le quittais pas, tant nos deux existences étaient confondues), je voulus rire, pensant qu’il rirait avec moi de ce baptême qu’il avait reçu en absence d’esprit et de sentiment : il savait alors l’avoir reçu. Et il eut horreur de moi, comme d’un ennemi, et soudain, avec une admirable liberté, il me commanda, si je voulais demeurer son ami, de cesser ce langage. Surpris et troublé, je contins tous les mouvements de mon âme, attendant que sa convalescence me permît de l’entreprendre à mon gré. Mais il fut soustrait à ma folie, pour être réservé dans votre sein à ma consolation. Peu de jours après, en mon absence, la fièvre le reprend et il meurt.

9. La douleur de sa perte voila mon cœur de ténèbres. Tout ce que je voyais n’était plus que mort. Et la patrie m’était un supplice, et la maison paternelle une désolation singulière. Tous les témoignages de mon commerce avec lui, sans lui, étaient pour moi un cruel martyre. Mes yeux le demandaient partout, et il m’était refusé. Et tout m’était odieux, parce que tout était vide de lui, et que rien ne pouvait plus me dire : Il vient, le voici ! comme pendant sa vie, quand il était absent. J’étais devenu un problème à moi-même, et j’interrogeais mon âme, « pourquoi elle était triste et me troublait ainsi, » et elle n’imaginait rien à me répondre. Et si je lui disais : « Espère en Dieu[2], » elle me désobéissait avec justice, parce qu’il était meilleur et plus vrai, cet homme, deuil de mon cœur, que ce fantôme en qui je voulais espérer. Le seul pleurer m’était doux, seul charme à qui mon âme avait donné la survivance de mon ami.

Chapitre V.

pourquoi les larmes sont-elles douces aux affligés.

10. Et maintenant, Seigneur, tout cela est passé ; et le temps a soulagé ma blessure. Puis-je approcher de votre bouche l’oreille de mon cœur ? Ô vous, qui êtes la vérité, me direz-vous : Pourquoi les larmes sont douces aux malheureux ? — Mais peut-être, quoique présent partout, avez-vous rejeté loin de vous notre misère ? Et vous demeurez en vous-même, tandis que nous roulons dans l’instabilité. Et pourtant, si votre oreille ne s’inclinait

  1. Rom. v, 5.
  2. Ps. xli, 6.