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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/402

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à nos pleurs, que resterait-il de notre espérance ? D’où vient donc que l’on cueille à l’arbre amer de la vie ces fruits si doux de gémissements, de pleurs, de soupirs et de plaintes ? Qui leur donne cette saveur ? Est-ce l’espérance que vous nous entendez ? Cela est vrai de la prière, mue du désir d’arriver jusqu’à vous. Mais quoi de semblable dans une telle affliction, dans cette funèbre douleur où j’étais enseveli ? Je n’espérais pas le voir revivre, mes pleurs ne demandaient pas ce retour ; je gémissais pour gémir, je pleurais pour pleurer. Car j’étais malheureux, j’avais perdu la joie de mon âme. Serait-ce donc qu’affadi de regrets, dans l’horreur où le plonge une perte chère, le cœur se réveille au goût amer des larmes ?

Chapitre VI.

violence de sa douleur.

11. Eh ! pourquoi toutes ces paroles ? Ce n’est pas le temps de vous interroger, mais de se confesser à vous. J’étais malheureux, et malheureux le cœur enchaîné de l’amour des choses mortelles ! Leur perte le déchire, et il sent alors cette réalité de misère qui l’opprimait avant même qu’il les eût perdues.

Voilà comme j’étais alors, et je pleurais amèrement, et je me reposais dans l’amertume. Ainsi j’étais malheureux, et cette malheureuse vie m’était encore plus chère que mon ami. Je l’eusse voulu changer, mais non la perdre plutôt que de l’avoir perdu, lui. Et je ne sais si j’eusse voulu me donner pour lui, comme on le dit, pure fiction peut-être, d’Oreste et de Pylade, jaloux de mourir l’un pour l’autre ou ensemble, parce que survivre était pour eux pire que la mort. Mais je ne sais quel sentiment bien différent s’élevait en moi ; profond dégoût de vivre et crainte de mourir. Je crois que, plus je l’aimais, plus la mort qui me l’avait enlevé, m’apparaissait comme une ennemie cruelle, odieuse, terrible ; prête à dévorer tous les hommes, puisqu’elle venait de l’engloutir. Ainsi j’étais alors ; oui, je m’en souviens.

Ô mon Dieu ! voici mon cœur ; le voici ! voyez dedans tous mes souvenirs ; ô vous ! mon espérance, qui me purifiez des souillures de telles affections, élevant mes yeux jusqu’à vous, et débarrassant mes pieds de ces entraves[1]. Je m’étonnais de voir vivre les autres mortels, parce qu’il était mort, celui que j’avais aimé comme s’il n’eût jamais dû mourir ; et je m’étonnais encore davantage, lui mort, de vivre, moi, qui étais un autre lui-même. Il parle bien de son ami le poète qui l’appelle : Moitié de mon âme[2]. Oui, j’ai senti que son âme et la mienne n’avaient été qu’une âme en deux corps ; c’est pourquoi la vie m’était en horreur, je ne voulais plus vivre, réduit à la moitié de moi-même. Et peut-être ne craignais-je ainsi de mourir, que de peur d’ensevelir tout entier celui que j’avais tant aimé[3].

Chapitre VII.

quitte thagaste.

12. Ô démence ! qui ne sait pas aimer les hommes selon l’homme. Homme insensé que j’étais alors, si impatient des afflictions humaines ! Oppressé, troublé, je soupirais, je pleurais, incapable de repos et de conseil ; je portais mon âme déchirée et sanglante, et qui ne voulait plus se laisser porter par moi, et je ne savais où la poser. Le charme des bois, les jeux et les chants, l’air embaumé, les banquets splendides, les voluptés du lit et de la table, la lecture, la poésie, rien ne pouvait la distraire. Tout m’était en horreur ; la lumière elle-même ; et tout ce qui n’était pas lui m’était odieux et nuisible, hormis les gémissements et les larmes, qui seuls donnaient quelque repos à ma douleur.

Et dès qu’une distraction en éloignait mon âme, je pliais sous le fardeau de ma misère, que vous seul, Seigneur, pouviez soulever et guérir. Je le savais, mais je manquais de volonté et de force, d’autant plus que vous n’étiez à ma pensée rien de solide ni de certain. Ce n’était pas vous, mais un vain fantôme, mais mon erreur, qui était mon Dieu. Vainement je voulais y appuyer mon âme ; elle manquait dans ce vide et retombait sur moi, Et je me restais à moi-même mon unique lieu, lieu de malheur, où je ne pouvais rester, et dont je ne pouvais sortir. Où mon cœur se fût-il enfui de mon cœur ? où me serais-je précipité hors de moi-même ? où me serais-je dérobé à ma poursuite ? Et cependant j’abandonnai ma patrie ; car mes yeux le cherchaient moins où ils n’étaient pas accoutumés à le voir, et de Thagaste je vins à Carthage.

  1. Ps. xxiv, 15.
  2. Horac. Od. liv. i, od. 3.
  3. Rétr. Liv. ii, ch. vi