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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/405

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disparu de nos yeux, afin que, rentrant dans notre cœur, nous l’y trouvions. Il s’est retiré, et le voilà, il est ici. Il n’a pas voulu être longtemps avec nous, et il ne nous a pas quittés. Il est retourné d’où il n’était jamais sorti ; car « le monde a été fait par lui ; et il était dans ce monde[1], et dans ce monde il est venu sauver les pécheurs[2]. »

C’est de lui que mon âme implore sa guérison, « parce qu’elle a péché contre lui[3]. « Fils des hommes, jusques à quand porterez-vous un cœur appesanti[4] ? » La vie est descendue vers vous, et vous ne voulez pas monter vers elle et vivre ? Mais où monterez-vous, puisque vous êtes en haut, le front dans les cieux[5] ? Descendez pour monter, pour monter jusqu’à Dieu : car vous êtes tombés en montant contre lui. Dis-leur cela, ô mon âme ! afin qu’ils pleurent dans cette vallée de larmes, dis, et emporte-les avec toi vers Dieu ; car tu parles par son Esprit, si ta parole est brûlante de charité.

Chapitre XIII.

d’où procède l’amour. — livres qu’il avait écrit sur la beauté et la convenance.

20. C’est ce que j’ignorais alors ; j’aimais les beautés inférieures ; et je descendais à l’abîme, et je disais à mes amis : Qu’aimons-nous qui ne soit beau ? Qu’est-ce donc que le beau ? et qu’est-ce que la beauté ? Quel est cet attrait qui nous attache aux objets de notre affection ? S’ils étaient sans charme et sans beauté, ils ne feraient aucune impression sur nous. Et je considérais que, dans les corps eux-mêmes, il faut distinguer ce qui en est comme le tout, et partant la beauté ; et ce qui plaît par un simple rapport de convenance, comme la proportion d’un membre au corps, d’une chaussure au pied, etc. Cette source de pensées jaillit dans mon esprit du plus profond de mon cœur, et j’écrivis sur le beau et le convenable deux ou trois livres, je crois ; vous le savez, mon Dieu, car cela m’est échappé. Je n’ai plus ces livres, ils se sont égarés, je ne sais comment.

Chapitre XIV.

il avait dédié ces livres à l’orateur hiérius. — estime pour les absents : d’où vient-elle ?

21. Eh ! qui put me porter alors, Seigneur mon Dieu, à les dédier à Hiérius, orateur de Rome ? je ne le connaissais pas même de vue ; je l’aimais sur sa brillante réputation de savoir, et l’on m’avait rapporté de lui certaines paroles qui m’avaient plu. Mais en réalité, l’estime des autres et l’enthousiasme que leur inspirait un Syrien, initié d’abord aux lettres grecques, pour devenir plus tard un modèle d’éloquence latine et d’érudition philosophique, voilà ce qui décidait mon admiration. Eh quoi ! on entend louer un homme, et on l’aime aussitôt, quoique absent ? Est-ce que l’amour passe de la bouche du panégyriste dans le cœur de l’auditeur ? non ; mais l’amour de l’un allume l’amour de l’autre. On aime l’objet de la louange lorsqu’on est assuré qu’elle part du cœur, et que l’affection la donne.

22. C’est ainsi que j’aimais alors les hommes, d’après le jugement des hommes, et non d’après le vôtre qui ne trompe jamais, ô mon Dieu ! Et toutefois mes éloges n’avaient rien de commun avec ceux que l’on accorde à un habile conducteur, à un chasseur de l’amphithéâtre honoré des suffrages populaires ; mon estime était d’un autre ordre, elle était grave, elle louait comme j’eusse désiré d’être loué moi-même. Or, je n’étais nullement jaloux d’être aimé et loué comme les histrions, quoique je fusse le premier à les louer et à les aimer ; je préférais l’obscurité à telle renommée, la haine même à telles faveurs. Mais comment peut se maintenir dans une même âme l’équilibre de ces affections différentes et contraires ? Comment puis-je aimer en cet homme ce que je hais en moi, ce que je repousse si loin de moi, homme comme lui ? Tu ne voudrais pas être, cela te fût-il possible, ce bon cheval que tu aimes ; mais en-peux-tu dire autant de l’histrion, ton semblable ? J’aime donc dans un homme ce que je haïrais d’être moi-même, tout homme que je suis ? Immense abîme que l’homme, dont les cheveux mêmes vous sont comptés, Seigneur, sans qu’un seul s’égare ; et il est encore plus aisé pourtant de les nombrer que les affections et les mouvements de son cœur !

23. Quant à ce rhéteur, le sentiment que j’avais pour lui était de nature à me faire envier

  1. Jean, i, 10.
  2. I Tim., 15
  3. Ps xl, 5
  4. Ps. iv, 3
  5. Ps lxxii, 9.