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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/406

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être ce qu’il était ; et mes vaniteuses présomptions m’égaraient ; et je flottais à tout vent, et je ne laissais pas d’être secrètement gouverné par vous. Et d’où ai-je appris, et comment puis-je vous confesser avec certitude que j’empruntais plutôt mon amour pour cet homme à l’amour de ses partisans qu’aux raisons mêmes de leurs éloges ? Si, en effet, au lieu de le louer on l’eût blâmé, et que ces sujets de louanges eussent été des sujets de censure et de mépris, j’eusse été loin de m’enflammer à son égard. Et cependant l’homme et les choses restaient les mêmes ; l’opinion seule était différente. Voilà où tombe l’âme infirme, qui ne se tient pas encore à la base solide de la vérité. Au souffle capricieux de l’opinion, elle va, elle plie, elle tourne et revient ; et la lumière se voile pour elle ; elle ne distingue plus la vérité, la vérité qui est devant elle !

Et c’était un triomphe pour moi, que mon discours et mes études vinssent à la connaissance de cet homme. S’il m’approuvait, je redoublais d’ardeur ; sinon, j’étais blessé dans mon cœur plein de vanité et vide de cette constance qui n’est qu’en vous. Et cependant je me plaisais toujours à méditer sur le beau et le convenable, sujet du livre que je lui avais adressé, et mon admiration louait, sans écho, ce monument de ma pensée.

Chapitre XV.

son esprit obscurci par les images sensibles ne pouvait concevoir les substances spirituelles.

24. Mais je ne saisissais pas, dans les merveilles de votre art, le pivot de cette grande vérité, ô Tout-Puissant, « seul auteur de tant de merveilles[1] : » et mon esprit se promenait parmi les formes corporelles, distinguait le beau et le convenable, définissait l’un, ce qui est par soi-même ; l’autre, ce qui a un rapport de proportion avec un objet ; principes que j’établissais sur des exemples sensibles. Et je portais mes pensées sur la nature de l’esprit, et la fausse idée que j’avais des êtres spirituels ne me permettait pas de voir la vérité ; et son éclat même pénétrait mes yeux, et je détournais mon âme éblouie de la réalité incorporelle pour l’attacher aux linéaments, aux couleurs, aux grandeurs palpables.

Et comme je ne pouvais rien voir de tel dans mon esprit, je croyais impossible de le saisir lui-même. Mais apercevant dans la vertu une paix aimable, dans le vice une discorde odieuse ; là, je remarquais l’unité ; ici, la division. Et dans cette unité, je plaçais l’âme raisonnable, l’essence de la vérité et du souverain bien ; dans cette division, je ne sais quelle substance de vie irraisonnable, je ne sais quelle essence de souverain mal, dont je faisais non-seulement une réalité, mais une véritable vie, un être indépendant de vous, mon Dieu, de vous, de qui toutes choses procèdent. Misérable rêveur, j’appelais l’une Monas, spiritualité sans sexe ; l’autre Dyas, principe des colères homicides, des emportements, de la débauche ; et je ne savais ce que je disais. J’ignorais et n’avais pas encore appris que nulle substance n’est le mal, et que notre principe intérieur n’est pas le bien souverain et immuable.

25. Il y a violence criminelle, quand l’esprit livre son activité à un mouvement pervers, quand il soulève les flots turbulents de sa fureur ; libertinage, quand l’âme ne gouverne plus l’inclination qui l’entraîne aux voluptés charnelles. Et de même cette rouille du préjugé et de l’erreur qui flétrit la vie, vient d’un dérèglement de la raison. Tel était alors l’état de la mienne. Car j’ignorais qu’elle dût être éclairée d’une autre lumière pour participer de la vérité, n’étant pas elle-même l’essence de la vérité. « C’est vous qui allumerez ma lampe, Seigneur mon Dieu ; c’est vous qui éclairerez mes ténèbres[2] : et tous, nous avons reçu de votre plénitude, parce que vous êtes la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde[3], lumière sans vicissitudes et sans ombre[4]. »

26. Mais je faisais effort vers vous, et vous me repoussiez loin de vous, afin que je goûtasse la mort ; car vous résistez aux superbes. Et quoi de plus superbe que cette démence inouïe qui prétend être naturellement ce que vous êtes ? Sujet au changement, et le sentant bien à mon désir d’être sage pour devenir meilleur, j’aimais mieux vous supposer muable que de n’être pas moi-même ce que vous êtes. Vous me repoussiez donc, et vous résistiez à l’extravagance de mes pensées, et j’imaginais à loisir des formes corporelles ; chair, j’accusais la chair ; esprit égaré et ne revenant pas encore à vous[5], j’allais, je me promenais dans un monde

  1. Ps. lxxi, 18.
  2. Ps. xvii, 29.
  3. Jean i, 16, 9.
  4. Jacq. i, 17.
  5. Ps. lxxvii, 39.