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chapitre quatrième.

moi-même, qui me suis vu obligé de m’instruire du langage, je suis chaque jour encore repris sur plusieurs mots par les gens d’Italie ; je les reprends à mon tour pour la prononciation. L’étude donne au langage une fermeté et une assurance que la nature ne donne pas. Peut-être quelque savant fort attentif trouverait dans mon discours ce que nous appelons des solécismes : j’ai rencontré des gens assez habiles pour me persuader que Cicéron en avait fait quelquefois. Quant aux barbarismes, ils sont si fréquents aujourd’hui, que même le discours prononcé pour la conservation de Rome a été trouvé barbare[1]. Mais vous, ma mère, dédaignez ces délicatesses puériles. Vous connaissez suffisamment le génie et la force presque divine de la grammaire ; les vrais docteurs de l’éloquence s’apercevront bien que si vous en avez abandonné le corps, vous en avez retenu l’esprit. Je dirai la même chose des autres sciences. Si vous n’en tenez aucun compte, je vous avertirai, autant qu’un fils ose le faire, et autant que vous me le permettrez, qu’il suffira de conserver avec courage et prudence la foi qui vous a été donnée pour trouver les saints mystères ; il vous suffira de vous maintenir avec une constante fermeté dans le genre de vie que vous menez[2]. »

Ici Augustin touche rapidement à ce qu’il appelle « des choses très-obscures et cependant divines. » Il s’agit de l’existence du mal avec un Dieu tout-puissant et qui ne peut rien faire de mal. L’éternité de Dieu, l’origine du mal, la création du monde sont éclairées en quelques mots serrés et profonds. Nous retrouverons ces grandes questions dans le cours de notre travail.

En continuant à parcourir les pages de cet entretien, nous y reconnaissons l’idée fondamentale du cartésianisme, qui se retrouvera plus tard avec des développements dans les Soliloques et dans le grand ouvrage sur la Trinité. « Pour moi, dit Augustin, par mon mouvement intérieur et caché, je puis démêler et réunir les choses qu’il faut apprendre, et cette force s’appelle ma raison[3]. » Il exprime ensuite la tendance de chaque chose vers l’unité. Pour qu’une pierre soit une pierre, il a fallu que toutes ses diverses parties aient été solidement réunies en un seul et même corps. Un arbre ne serait point un arbre s’il n’était pas un. Ôtez à un animal ses membres, ses entrailles, quelque chose de son unité, ce n’est plus un animal. À quoi aspirent des amis, si ce n’est à leur réunion ? Et plus ils sont ensemble, plus ils s’aiment. Un peuple ne forme qu’une cité, et toute division lui est un péril. Qu’est-ce que c’est que d’être en dissentiment, sinon de ne pas sentir avec unité ? L’unité de l’armée se compose de beaucoup de soldats, et plus l’armée garde son unité, plus elle est invincible. Le penchant de tout amour n’est-il pas de ne faire qu’un avec l’objet aimé ? La douleur elle-même n’est la douleur que parce qu’elle semble vouloir briser ce qui était un auparavant.

Augustin a une belle manière d’établir l’immortalité de l’âme. Il parle de la raison qui demeure toujours la même, qui n’était pas plus vraie hier qu’elle ne l’est aujourd’hui, qui ne sera pas plus vraie demain ni dans un an, et qui subsisterait encore quand même l’univers viendrait à s’écrouler. À côté de cette raison toujours la même, voyez le monde, qui n’a pas eu hier et n’aura pas demain ce qu’il a aujourd’hui ; il n’a pas eu aujourd’hui le soleil à la même place, durant le seul espace d’une heure. De même que tout y passe, il n’est pas le plus petit intervalle de temps où le monde offre quelque chose de la même manière.

« Si donc, s’écrie Augustin, la raison est immortelle (et moi qui discerne et lie toutes ces choses, c’est moi qui suis la raison), je conclus que ce qui en moi est appelé mortel n’est pas moi. Or si l’âme n’est pas la raison, « et que cependant, usant de ma raison, je puisse devenir meilleur, l’âme est donc immortelle. Lorsqu’elle se sera rendue suffisamment belle, elle osera se présenter devant Dieu, la source d’où le vrai découle, le père de la vérité. Grand Dieu ! qu’ils seront sains, beaux, puissants et ravis, les yeux qui vous contempleront ! Qu’est-ce donc qu’ils verront ? Quoi ? je vous prie. Qu’en croyons-nous ? Qu’en pensons-nous ? Qu’en disons-nous ? Nous en parlons chaque jour, et chaque jour nos paroles se mêlent aux choses les plus grossières. Je ne dirai rien de plus, sinon qu’il nous sera permis de jouir de la vue de la beauté, de cette beauté en comparaison de laquelle toutes les autres ne sont que souillures. » Augustin ne veut pas qu’avec l’espoir d’une félicité pareille l’homme

  1. Barbarismorum autem genus nostris temporibus tale compertum est, ut et ipsa ejus oratio barbara videatur, qua Roma servata est.
  2. Ordre, liv. ii, ch. 17.
  3. Ego quodam meo motu interiore et occulto, ea quæ discenda sunt possum discernere et connectere, et base vis mea ratio vocatur.