Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/450

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d’une voix languissante. Car, du côté où je tournais mon front, et où je redoutais de passer, se dévoilait la chaste et sereine majesté de la continence, m’invitant, non plus avec le sourire de la courtisane, mais par d’honnêtes caresses, à m’approcher d’elle sans crainte ; et elle étendait, pour me recevoir et m’embrasser, ses pieuses mains, toutes pleines de bons exemples ; enfants, jeunes filles, jeunesse nombreuse, tous les âges, veuves vénérables, femmes vieillies dans la virginité, et dans ces saintes âmes, la continence n’était pas stérile ; elle enfantait ces générations de joies célestes qu’elle doit, Seigneur, à votre conjugal amour !

Et elle semblait me dire, d’une douce et encourageante ironie : Quoi ! ne pourras-tu ce qui est possible à ces enfants, à ces femmes ? Est-ce donc en eux-mêmes, et non dans le Seigneur leur Dieu, que cela leur est possible ? C’est le Seigneur leur Dieu qui me donne à eux. Tu t’appuies sur toi-même, et tu chancelles ? Et cela t’étonne ? Jette-toi hardiment sur lui, n’aie pas peur ; il ne se dérobera pas pour te laisser tomber. Jette-toi hardiment, il te recevra, il te guérira ! Et je rougissais, parce que j’entendais encore le murmure des vanités : et je restais hésitant, suspendu. Et elle me parlait encore, et je croyais entendre : Sois sourd à la voix de ces membres de terre, afin de les mortifier. Les délices qu’ils te racontent sont-elles comparables aux suavités de la loi du Seigneur ton Dieu (Ps. CXVIII, 85) ? Cette lutte intestine n’était qu’un duel de moi avec moi. Et Alypius, attaché à mes côtés, attendait en silence l’issue de cette étrange révolution.

Chapitre XII, « Prends, lis ! prends, lis ! »

28. Quand, du fond le plus intérieur, ma pensée eut retiré et amassé toute ma misère devant les yeux de mon cœur, il s’y éleva un affreux orage, chargé d’une pluie de larmes.

Et pour les répandre avec tous mes soupirs, je me levai, je m’éloignai d’Alypius. La solitude allait me donner la liberté de mes pleurs. Et je me retirai assez loin pour n’être pas importuné, même d’une si chère présence.

Tel était mon état, et il s’en aperçut, car je ne sais quelle parole m’était échappée où vibrait un son de voix gros de larmes. Et je m’étais levé. Il demeura à la place où nous nous étions assis, dans une profonde stupeur. Et moi j’allai m’étendre, je ne sais comment, sous un figuier, et je lâchai les rênes à mes larmes, et les sources de mes yeux ruisselèrent, comme le sang d’un sacrifice agréable. Et je vous parlai, non pas en ces termes, mais en ce sens : « Eh ! jusques à quand, Seigneur ( Ps. VI, 4) ? jusques à quand, Seigneur, serez-vous irrité ? Ne gardez pas souvenir de mes iniquités passées (Ps. LXXXIII, 5, 8). » Car je sentais qu’elles me retenaient encore. Et je m’écriais en sanglots : Jusques à quand ? jusques à quand ? Demain ?… demain ?… Pourquoi pas à l’instant ; pourquoi pas sur l’heure en finir avec ma honte ?

29. Je disais et je pleurais dans toute l’amertume d’un cœur brisé. Et tout à coup j’entends sortir d’une maison voisine comme une voix d’enfant ou de jeune fille qui chantait et répétait souvent : « PRENDS, LIS ! PRENDS, LIS ! » Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai sérieusement à me rappeler si c’était un refrain en usage dans quelque jeu d’enfant ; et rien de tel ne me revint à la mémoire. Je réprimai l’essor de mes larmes, et je me levai, et ne vis plus là qu’un ordre divin d’ouvrir le livre de l’Apôtre, et de lire le premier chapitre venu. Je savais qu’Antoine, survenant, un jour, à la lecture de l’Evangile, avait saisi, comme adressées à lui-même, ces paroles : « Va, vends —ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; viens, suis-moi ( Matth. XIX, 21) ; » et qu’un tel oracle l’avait aussitôt converti à vous.

Je revins vite à la place où Alypius était assis ; car, en me levant, j’y avais laissé le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent mes yeux : « Ne vivez pas dans les festins, dans les débauches, ni dans les voluptés impudiques, ni en conteste, ni en jalousie ; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à flatter votre chair dans ses désirs. » Je ne voulus pas, je n’eus pas besoin d’en lire davantage. Ces lignes à peine achevées ; il se répandit dans mon cœur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude.

30. Alors, ayant laissé dans le livre la trace de mon doigt ou je ne sais quelle autre marque, je le fermai, et, d’un visage tranquille, je déclarai tout à Alypius. Et lui me révèle à son tour ce (438) qui à