Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/511

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vous avez fait le ciel et la terre, l’un prétend que, sous les noms de ciel et de terre, il faut entendre la matière primitive de l’un et de l’autre. Celui-ci n’accorde ces noms qu’aux natures distinctes et formées. Celui-là veut que le nom de ciel désigne la nature spirituelle, accomplie dans sa forme, et que le nom de terre désigne la matière corporelle dans son informité.

Même diversité d’opinions entre ceux qui, sous les noms de ciel et de terre, conçoivent la matière informe dont le ciel et la terre devaient être formés ; l’un y voit la source commune des créatures corporelles et intelligentes ; l’autre, de cette seule création matérielle, dont le vaste sein renferme toutes les natures évidentes à nos sens. Ceux enfin qui entendent par ces paroles des créatures disposées dans la perfection de l’ordre et de la forme, comprennent : l’un, les créatures invisibles et visibles ; l’autre, les seules visibles, c’est-à-dire ce ciel lumineux qui éblouit nos regards, et cette terre, région de ténèbres, avec tous les êtres qu’ils contiennent.

Chapitre XXIX, De combien de manières une chose peut être avant une autre.

40. Mais celui qui prend le principe dans le sens de commencement, n’a d’autre ressource pour ne pas sortir de la vérité, que d’entendre par le ciel et la terre, la matière du ciel et de la terre, c’est-à-dire de toutes les créatures intelligentes et corporelles. Car s’il entendait la création déjà formée, on aurait le droit de lui demander : Si Dieu a créé au commencement, qu’a-t-il fait ensuite ? Et ne pouvant rien trouver depuis la création de l’univers, il ne saurait décliner cette objection : « Comment Dieu a-t-il créé d’abord, s’il n’a plus créé depuis ? »

Que s’il prétend que la matière a été d’abord créée dans l’informité pour recevoir ensuite la forme, l’absurdité cesse ; pourvu qu’il sache bien distinguer la priorité de nature, comme l’éternité divine qui précède toutes choses ; la priorité de temps et de choix, comme celle de la fleur sur le fruit, et du fruit sur la fleur ; la priorité d’origine, comme celle du son sur le chant. Les deux priorités intermédiaires se conçoivent aisément ; il n’en est pas ainsi de la première et de la dernière. Car est-il une vue plus rare, une connaissance plus difficile, Seigneur, que celle de votre éternité immuable, créatrice de tout ce qui change, précédant ainsi tout ce qui est ?

Et puis, où est l’esprit assez pénétrant pour discerner, sans grand effort, quelle est la priorité du son sur le chant ? Priorité réelle ; car le chant est un son formé, et un objet peut être sans forme, et ce qui n’est pas ne peut en recevoir. Telle est la priorité de la matière sur l’objet qui en est tiré ; priorité, non d’action, puisqu’elle est plutôt passive ; non de temps, car nous ne commençons point par des sons dépourvus de la forme mélodieuse, pour les dégrossir ensuite et les façonner selon le rhythme et la mesure, comme on travaille le chêne ou l’argent dont on veut tirer un coffre ou un vase. Ces dernières matières précèdent, en effet, dans le temps, les formes qu’on leur donne ; mais il n’en est pas ainsi du chant. L’entendre, c’est entendre le son : il ne résonne pas d’abord sans avoir de forme, pour recevoir ensuite celle du chant. Tout ce qui résonne passe, et il n’en reste rien que l’art puisse reprendre et ordonner. Ainsi le chant roule dans le son, et le son est sa matière, car c’est le son même qui se transforme en chant ; et, comme je le disais, la matière ou le son précède la forme ou le chant ; non comme puissance productrice, car le son n’est pas le compositeur du chant, mais il dépend de l’âme harmonieuse qui le produit à l’aide de ses organes. Il n’a ni la priorité du temps, car le chant et le son marchent de compagnie ; ni la priorité de choix, car le son n’est pas préférable au chant, puisque le chant est un son revêtu de charme : il n’a que la priorité d’origine, car ce n’est pas le chant qui reçoit la forme pour devenir son, mais le son pour devenir chant.

Comprenne qui pourra par cet exemple, que ce n’est qu’en tant qu’origine du ciel et de la terre que la matière primitive a été créée d’abord et appelée le ciel et la terre ; et qu’il n’y a point là précession de temps, parce qu’il faut la forme pour développer le temps : or, elle était informe, mais néanmoins déjà liée au temps. Et toutefois, quoique placée au dernier degré de l’être (l’informité étant infiniment au-dessous de toute forme), il est impossible d’en parler sans lui donner une priorité de temps fictive. Enfin, elle-même est précédée par l’éternité du Créateur, qui de néant la fait être. (499)