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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/536

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LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — PREMIÈRE SÉRIE.

images ? de même que pour voir les choses intelligibles, l’esprit est averti par les sens mais n’en reçoit rien, ainsi l’imagination, dans la contemplation de ses images, peut n’emprunter rien aux sens, mais être plutôt avertie par eux : de là vient peut-être qu’il lui est donné de voir ce que les sens ne voient pas ; et ce serait la preuve que l’imagination a en elle-même et par elle-même toutes ses images. Vous me direz ce que vous en pensez.

LETTRE VII.


(Année 389.)

Saint Augustin examine les deux questions agitées par Nébride. – Le texte présente des obscurités qui tiennent aux difficultés de la matière, et que Nébride ne comprit pas lui-même à la première lecture, comme le lui dit saint Augustin[1] – Tout le monde n’étant point initié à cette métaphysique, le lecteur instruit nous permettra, en faveur de ceux qui le sont moins, d’exposer ici, sous forme d’analyse, les raisonnements qui soutiennent la double thèse développée dans cette lettre.
Première question. Il n’est pas vrai, comme le dit Nébride, que la mémoire n’agisse jamais sans l’imagination. – En effet, la mémoire a pour objet, non-seulement ce qui est passé, mais encore ce qui demeure[2]. – Or, parmi les choses qui demeurent, il en est, comme l’éternité, que nous nous rappelons sans nous les figurer par l’imagination. – Donc, la mémoire agit, au moins quelquefois, sans le concours de l’imagination[3].
Seconde question. – Il n’est pas vrai non plus, comme le dit également Nébride, que l’âme se représente les objets corporels, sans le secours des sens, et cela, pour deux raisons. Voici la première : Si l’âme pouvait par elle-même et avant de faire usage des sens, se figurer les objets corporels, il s’en suivrait que les fantômes formés pendant le sommeil ou dans l’esprit des aliénés, sont plus fidèles que les images apportées par les sens dans l’âme des hommes qui veillent et qui jouissent de leur intelligence : ce qui est manifestement faux. – Donc il est faux aussi que, sans avoir fait usage des sens, l’âme puisse se représenter les objets corporels[4]. – Autre raison : Nous pouvons diviser les images en trois espèces : les images imprimées par les sens, les images supposées, et les images approuvées[5]. Or, il est certain que les premières, comme leur nom l’indique, viennent par les sens et non par l’imagination. – Quant aux secondes, celles que forme l’imagination, et aux troisièmes, celles que forme la raison, elles sont entièrement fausses. – Donc ce n’est pas l’âme, ce sont les sens qui peuvent seuls nous représenter exactement les objets sensibles[6].
Objections. Ne vous étonnez pas que nous nous figurons souvent ce que jamais nous n’avons vu. – C’est que l’esprit a le pouvoir d’amplifier les images perçues parles sens, non de les concevoir sans eux[7]. – Ne vous étonnez pas non plus que l’âme ne se représente fidèlement que ce qu’elle a vu. Car nous-mêmes, avant d’exprimer nos sentiments, avons besoin d’être frappés par l’objet qui les produit.
Conclusions. Puisque notre âme agit souvent sans ces images corporelles, et que ces images ne sont produites que par les sens, ne croyez pas que le corps lui vienne de ce qu’elle les a formées, comme l’enseignent faussement les : Manichéens. De plus, ne vous attachez pas à leurs fantômes trompeurs : comment résister à la tyrannie des sens en les flattant dans leurs désordres [8] ?

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Je ne ferai pas d’exorde, et je commencerai tout de suite ma réponse à ce que vous attendez de moi depuis longtemps, d’autant plus que je ne finirai pas de sitôt. Il vous semble qu’il ne peut pas y avoir de mémoire sans les images ou les vues imaginaires que vous appelez du nom de fantômes : moi je pense autrement. Observez d’abord que ce n’est pas seulement des choses passagères que nous nous souvenons, mais des choses qui demeurent. La mémoire s’attache à garder le temps passé, mais elle s’attache tantôt à ce qui nous quitte, tantôt à ce que nous quittons. Quand je me souviens de mon père, je me souviens de ce qui m’a quitté et de ce qui n’est plus ; mais quand je me souviens de Carthage, c’est de ce qui est encore et de ce que j’ai quitté moi-même. Dans les deux cas, c’est le passé que ma mémoire rappelle ; le souvenir de cet homme et de cette ville part de ce que j’ai vu et non point de ce que je vois.

2. Qu’est-ce que cela prouve ? me direz-vous peut-être ; ces deux objets ne pourraient pas venir à la mémoire si l’imagination ne vous les retraçait pas. – Il me suffit de vous prouver pour le moment que la mémoire retient aussi les choses qui n’ont point encore passé ; et soyez bien attentif pour comprendre l’avantage que j’en tire. Il y a des gens qui reprochent à Socrate cette très-belle vue de son génie, par laquelle il soutient que les choses que nous apprenons n’entrent pas comme des nouveautés dans notre esprit, mais s’éveillent en nous comme des souvenirs : et ceux-là disent que les choses passées sont seules du domaine de la mémoire, que, selon Platon lui-même, ce que nous apprenons demeure toujours et ne doit pas être confondu avec ce qui passe. Mais ils ne s’aperçoivent pas qu’elle est du passé, cette première vue qui s’est une fois présentée à notre intelligence, que nous avons cessé de suivre pour aller à d’autres objets, et que nous retrouvons par le souvenir. L’éternité, pour ne pas citer d’autres exemples, demeure toujours et n’a pas besoin que des figures imaginaires la représentent dans notre esprit ; elle ne peut pas nous venir pourtant sans que nous nous en souvenions : il y a donc des choses pour lesquelles la mémoire n’a pas besoin de l’imagination.

3. Je vais maintenant vous convaincre de la fausseté de votre opinion sur la prétendue faculté de l’âme d’imaginer quelque chose de corporel sans avoir fait usage des sens. Si

  1. Let. IX, n. 5.
  2. N. 1.
  3. N 2.
  4. N. 3.
  5. N. 4.
  6. N. 5.
  7. N.7.
  8. N.7.