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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/535

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LETTRES ECRITES AVANT l'EPISCOPAT.

est grande entre un enfant et un jeune homme, mais vous auriez beau interroger continuellement l’enfance, elle ne vous répondrait jamais que tel jour elle est devenue la jeunesse.

2. N’allez pas croire d’après ceci, que par une plus grande vigueur d’esprit et une intelligence plus ferme de la vérité, nous soyons arrivés à une sorte de jeunesse de l’âme. Nous ne sommes que des enfants, mais, comme on dit, de beaux enfants peut-être. Car ce petit raisonnement, qui vous est bien connu, vient souvent rafraîchir et élever nos yeux troublés et remplis des nuisibles soucis. L’intelligence, disons-nous, est supérieure aux yeux et à toutes ces impressions vulgaires : ce qui ne serait pas, si les choses qui se comprennent n’avaient plus d’être que celles qui se voient. Examinez avec moi s’il y a quelque chose de solide à opposer à ce raisonnement. Parfois, avec cet appui fortifiant, et après avoir imploré l’assistance de Dieu, quand je suis emporté vers lui et vers ce qu’il y a de plus véritablement vrai, cette jouissance anticipée des choses éternelles me possède à tel point que j’ai besoin du même raisonnement pour croire à la réalité des objets qui nous sont aussi présents que chacun de nous est présent à lui-même.

Repassez vos lettres, et voyez si, à mon insu, je ne vous dois point d’autre réponse : vous saurez cela mieux que moi. J’ai bien de la peine à croire que je sois sitôt dégagé du poids de tant d’obligations dont un jour je m’étais rendu compte : je ne doute pas cependant que vous n’ayez reçu des lettres de moi, auxquelles vous n’avez pas encore répondu.

LETTRE V.


(Fin de l’année 388.)

Nébride déplore que les affaires des gens de la ville[1] détournent trop souvent Augustin de la contemplation.

NÉBRIDE À AUGUSTIN.

Est-ce vrai, mon cher Augustin ? vous prêtez-vous aux affaires de vos compatriotes avec tant de constance et de patience, que ce loisir, tant recherché, vous échappe ? Dites-moi, je vous prie, quels sont ceux qui osent ainsi abuser de votre bonté ? Ils ne savent donc ni ce que vous aimez ni ce à quoi vous aspirez ! il n’y a donc pas auprès de vous un seul ami qui le leur dise ! où est Romanien ? où est Lucinien ? Qu’ils m’entendent : moi je crierai, moi j’attesterai que c’est Dieu que vous aimez et que vous désirez servir, que c’est à Dieu que vous songez à vous attacher. Je voudrais vous emmener dans ma maison des champs et vous y mettre en repos ; je ne craindrais pas de passer pour un ravisseur auprès de tous ces gens que vous aimez trop et qui vous aiment tant.

LETTRE VI.


(Au commencement de l’année 389.)

Admiration de Nébride pour les lettres de saint Augustin. – Il pose des questions sur la mémoire et l’imagination. – Il lui semble qu’il ne peut y avoir de mémoire sans imagination, et que ce n’est pas des sens, mais plutôt d’elle-même que l’imagination tire les images des choses.

NÉBRIDE À AUGUSTIN.

1. Je conserve vos lettres comme mes yeux ; elles sont grandes, non par l’étendue, mais par les choses, et renferment de grandes preuves de ce qu’il y a de plus grand. Elles parleront à mon oreille comme le Christ, comme Platon, comme, Plotin. Elles seront, par leur éloquence, douces à entendre ; par leur brièveté, faciles à lire ; par leur sagesse, profitables à suivre. Ayez donc soin de m’apprendre tout ce qui paraîtra bon et sain à votre esprit.

Vous répondrez à ma lettre quand vous serez arrivé à des conclusions dont vous soyez satisfait sur l’imagination et la mémoire. Il me parait à moi que quoique l’imagination n’agisse pas toujours avec la mémoire, la mémoire ne peut jamais agir sans l’imagination. Mais alors, qu’arrive-t-il, me direz-vous, lorsque nous nous souvenons d’avoir compris ou pensé ? – A cela je réponds qu’il se mêle toujours à nos perceptions et à nos pensées quelque chose de corporel et de changeant qui appartient à l’imagination elle-même ; car, ou, bien nous exprimons nos pensées avec des paroles, et ces paroles n’existent pas sans le temps, et dès lors elles sont du domaine des sens et de l’imagination ; ou bien notre esprit reçoit une impression telle quelle dont l’imagination et la mémoire parent en même temps. Je vous dis cela sans réflexion et sans ordre, selon ma coutume ; vous l’examinerez et vous me donnerez dans vos lettres tout le vrai que vous aurez séparé du faux.

2. Écoutez encore autre chose : pourquoi, je vous prie, ne, disons-nous pas que l’imagination tire d’elle-même et non pas des sens toutes ses

  1. Saint Augustin était retiré aux environs de Thagaste. Nous ne pensons pas, comme on l’a dit, qu’il ait exercé alors quelque charge municipale, un peu dans le genre des fonctions de curial que son père avait remplies ; le jeune Augustin n’habitait pas la ville, mais vivait dans une solitude qu’il n’avait pas le courage de fermer aux importuns ; l’hypothèse d’une charge municipale s’accorde peu avec le renoncement au monde qui était déjà pour Augustin une résolution définitive. Dans l’Histoire de saint Augustin et dans notre Voyage en Algérie (Études africaines), nous avons dit que Souk-Arras occupe l’emplacement de Thagaste ; cette opinion, quoique vraie, manquait de preuves ; depuis ce temps une inscription trouvée sur un dé de piédestal a tranché les doutes, et c’est en toute certitude que Souk-Arras nous représente la position de la ville natale de saint Augustin. Voyez un intéressant travail de M. Léon Rénier dans la Revue archéologique, XIVe année.