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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/562

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LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — PREMIÈRE SÉRIE.

violence ? Peut-être me répondrez-vous ici avec l’esclave de Térence :

« Oh ! çà ! vous répandez ici des paroles de sagesse ![1] »

Saisissez-vous donc de ces paroles, pour qu’elles ne tombent pas par terre. Et s’il arrive que, pendant que je chante, vous dansiez sur un autre air, je n’en aurai pas pour cela du regret ; car on se plaît à l’air qu’on chante, lors même qu’on verrait immobile l’ami pour qui on le fait entendre avec grande affection. Certains mots dans vos lettres m’ont ému, mais je n’ai pas cri convenable de m’y arrêter, quand vos actions et votre vie tout entière sont devenues pour moi un souci cuisant[2].

4. Si votre vers péchait par le désordre, ou manquait aux règles, ou offensait les oreilles de l’auditeur par des mesures inégales, vous en auriez honte certainement, et vous ne vous donneriez aucun repos avant d’avoir arrangé, corrigé, réparé, avant d’avoir rendu au vers sa mesure, n’épargnant ni étude ni travail pour bien faire selon les règles de l’art : et quand c’est vous-même que le désordre pervertit, quand vous méconnaissez les lois de votre Dieu et que vous n’êtes plus d’accord ni avec les veaux honnêtes de vos amis, ni avec vos propres lumières, vous croyez que cela n’en vaut pas la peine, qu’il ne faut pas vous en inquiéter ! Vous vous estimez moins que le son de vos paroles ; il vous paraît que c’est une chose plus légère d’offenser les oreilles de Dieu par des mœurs déréglées, que d’armer contre sous l’autorité des grammairiens pour des syllabes mal arrangées ! Vous m’écrivez : « Oh ! s’ils pouvaient revenir, ces jours heureux de liberté et de pieuse occupation où nous étions ensemble en Italie, au milieu des monts[3] ! Ni les rigueurs et la neige de l’hiver, ni les orages, ni les sifflements de l’aquilon, ne m’empêcheraient de vous suivre. Vous n’avez qu’à ordonner. » Malheur à moi si je n’ordonne pas, si je ne force pas et ne commande pas, si je ne prie et ne supplie pas ! Mais si vos oreilles sont fermées à mes paroles, qu’elles s’ouvrent aux vôtres, qu’elles s’ouvrent à vos vers ; écoutez-vous vous-même, ô le plus dur, le plus cruel, le plus sourd des hommes ! Qu’ai-je besoin de votre langue d’or si vous avez un cœur de fer ? Ce ne sont point des chants, mais des gémissements que m’inspirent ces vers où je vois quelle âme, quel esprit il ne m’est pas permis de gagner pour en faire un sacrifice à notre Dieu ! Vous attendez que je vous commande d’être bon, d’être en repos, d’être heureux, comme s’il pouvait m’arriver quelque chose de plus doux dans ma vie que de jouir de votre esprit dans le Seigneur, ou comme si vous ne saviez pas combien j’ai faim et soif de vous, ou comme si votre poésie elle-même ne

  1. Adelphes.
  2. Nous trouvons ici une pièce de vers, en forme d’épître, écrite de Rome par Licentius à son maître Augustin. Malgré l’intérêt qui se mêle pour nous au souvenir de ce jeune ami du fils de Monique, nous ne traduirons pas en entier ce petit poème, pour épargner à nos lecteurs d’inutiles et sonores amplifications chargées de mythologie. Nous nous bornerons à reproduire le sens de la pièce de vers et les parties qui peignent Licentius et touchent à son maître. Le jeune homme commence par se plaindre de ne pouvoir suivre Varron dans ses secrètes profondeurs et de ne pouvoir lire depuis qu’Augustin ne lui tend plus la main. n a des peines, cherche pour son âme de douces consolations, et les réponses de Varron lui demeurent cachées. Il demande que son maître vienne à son aide et n’abandonne pas ses faiblesses. Le temps passe, la vieillesse arrivera. Il loue le génie d’Augustin qui avait à peine vingt ans quand il laissait déjà voir tous les trésors de la raison et pénétrait toute chose. Il lui dit de continuer sa route, trouvant toujours de nouveaux sommets, et de se souvenir de lui. Il regrette les jours passés avec lui en Italie, ces jours si studieux et si pleins. Il voudrait le suivre partout. « O mon docte ami, dit-il à Augustin, croyez à mes maux et à a ma véritable douleur ; sans vous il n’est aucun port que la voile puisse me promettre, et j’erre au loin sur les flots orageux de la vie… En repassant dans mon esprit vos beaux discours, ô mon maître, je reste persuadé qu’il vaut mieux vous croire lorsque vous dites qu’il y a de l’imposture dans les choses humaines, qu’elles trompent, qu’elles tendent des filets à nos âmes !… Hélas ! où irai-je ? d’où pourrai je vous ouvrir mon cœur ? » Licentius n’oubliera jamais les bienfaits d’Augustin : « L’amitié nous lie, lui dit-il, c’est le goût de l’honnête qui en a fait le nœud. C’est ici que l’amitié règne dans sa beauté après la fuite de l’ennemi. Nos âmes ne se sont point rencontrées pour amasser des richesses qui ont la fragilité du verre, pour gagner de l’or si rebelle à la poursuite de l’homme ; nous ne sommes pas de ceux que la bonne fortune rapproche, que la mauvaise sépare. » L’union de Licentius et d’Augustin est née de plus nobles et de plus hautes inspirations. Le disciple, retenu loin du maître, essaye d’énumérer les exemples de séparation qui ont été l’œuvre du destin et de la nature, et ajoute ensuite en terminant son poème : « Je ne dis rien de nous deux, sortis de la même ville, de la même maison, du même sang, unis par une même foi chrétienne, et qu’une immense distance sépare et que retient sur la rive l’étendue de la mer : l’amitié se joue de nous. Mais, dédaignant les a joies des yeux, on peut toujours jouir d’un ami absent ; on le sent au plus profond de son cœur ; il nourrit la fibre de l’âme. Pendant ce temps, me viendront de vous de nouveaux écrits fertiles a en salutaires pensées ; ils égaleront en suavité vos précédents ouvrages médités dans votre cœur et changés en miel plus doux que le nectar, après avoir été conçus dans la lumière ; ils vous rendront présent pour moi. Si vous avez égard à ma fantaisie, vous m’enverrez les livres où la musique se penche mollement sur vous, car je suis tout feu pour les lire. Consentez-y, et qu’ainsi la vérité se découvre à moi par la raison, qu’elle coule plus que l’Eridan, et que e le souffle impur du monde n’arrive pas jusqu’à mon champêtre asile. ».
  3. Montesque per altos. Licentius désigne par ces mots le site même de Cassiacum, aujourd’hui Cassago di Brianza, à sept ou huit lieues de Milan, à un quart de lieue au nord de Monza. Les collines que la poésie appelle de hautes montagnes et au milieu desquelles est situé Cassiacum, ce sont les monts Gregorio, Baciolago, San Salvatore, Monticello, les monts di Barzano et di Sirtori. La maison de Vérécundus occupait le sommet de la colline de Cassiacum, où s’élève aujourd’hui l’ancien palais des ducs Visconti di Modrone. Tous les détails de la solitude de Cassiacum, indiqués par saint Augustin dans le livre de l’Ordre ont été reconnus et retrouvés par l’abbé Luigi Biraghi (de Milan), dont nous avons eu déjà occasion de signaler les habiles et exactes recherches.