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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/561

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LETTRES ECRITES AVANT l'EPISCOPAT.

si j’avais pu y choisir ma place, j’aurais voulu ne prendre que la dernière. Mais celui à qui il a plu de me mettre à part dès le sein de ma mère et de m’arracher aux amitiés de la chair et du sang pour m’attirer à sa grâce, a voulu, quoique je fusse dépourvu de tout mérite ; me tirer de la terre et d’un gouffre de misère, et m’élever du fond de la lie pour me placer avec les princes de son peuple et m’associer à votre rang, afin que je fusse votre égal comme prêtre, tout en restant bien inférieur à vous par les mérites.

5. Si, tout indigne que je sois d’un tel honneur, je ne crains pas de vous appeler mon frère, ce n’est point présomption de ma part, mais c’est que Dieu l’a ainsi ordonné et que cela lui a plu. Et je n’ignore pas d’ailleurs que, dans l’état de sainteté où vous êtes, vous n’avez aucun goût pour ce qui est éclatant, et que vous recherchez ce qui est pauvre et petit. Voilà pourquoi j’espère que vous recevrez volontiers, et du fond du cœur, notre affection, qui, j’en ai la confiance. ###a dû déjà vous être offerte par le saint évêque Alype, notre père (car il daigne nous permettre de lui donner ce nom). Il vous aura donné l’exemple de nous aimer avant que nous nous fussions rencontrés, et bien au-delà de notre mérite, lui qui, par cet esprit de véritable affection dont la force pénétrante se répand en tout lieu, en nous aimant a pu nous voir, et, en s’entretenant avec nous, a pu nous atteindre, quoique nous lui fussions inconnus et malgré de longs espaces de terre et de mer. Le présent qu’il nous a fait de vos livres a été la première preuve de son affection, et nous y avons vu aussi un gage de votre charité. Et de même qu’il s’est grandement appliqué à nous faire beaucoup aimer votre Sainteté, non-seulement par des paroles, mais encore par des œuvres remplies de votre éloquence et de votre foi ; ainsi croyons-nous qu’il aura pris soin de vous inspirer pour nous un attachement qui sera une imitation du sien. Nous souhaitons que la grâce de Dieu demeure éternellement avec vous, comme elle y est, ô vénérable et si désirable frère dans le Seigneur Christ ? Nous saluons d’une vive affection fraternelle votre maison tout entière, tous ceux qui sont associés à votre saint ministère et qui sont les imitateurs de votre sainteté dans le Seigneur. Nous vous prions de bénir, en le recevant, le pain que nous envoyons à votre charité en signe d’union spirituelle.

LETTRE XXVI.


(Année 395.)

On se souvient de Licentius, qui avait été un des disciples de saint Augustin dans la retraite de Cassiacum, aux environs de Milan[1] ; ce noble et docte jeune homme ne marchait pas comme son maître l’aurait souhaité ; saint Augustin l’exhorte au mépris du monde et lui remet sous les yeux une pièce de vers qu’il avait précédemment reçue de ce jeune ami qui s’égarait. Saint Augustin est éloquent et touchant dans ses conseils et ses tendres inquiétudes.
AUGUSTIN A LICENTIUS.

1. J’ai trouvé à grand’peine une occasion pour vous écrire ; qui le croirait ? mais il faut que Licentius me croie cependant. Je ne veux pas en chercher ici les causes et les raisons ; et lors même que je pourrais vous les rapporter, je ne devrais pas le faire, parce que votre foi en moi n’en a pas besoin. Je niai pas reçu vos lettres par ceux à qui j’aurais pu vous adresser mes réponses. Ce que vous avez désiré que je demande, je l’ai sollicité par une lettre autant que cela m’a paru bon ; vous verrez le résultat. Si rien n’est encore fait, j’agirai avec des, instances nouvelles dès que je le saurai par` moi-même, ou bien dès que vous m’aurez de nouveau averti. Jusqu’ici je ne vous ai parlé que des choses qui sont comme le bruit des chaînes de cette vie ; écoutez maintenant, en peu de mots, les inquiétudes de mon cœur sur votre espérance éternelle, et voyons quel chemin peut s’ouvrir pour vous vers Dieu.

2. Mon cher Licentius, pendant que vous repoussez et que vous redoutez les chaînes de la sagesse, je crains bien que vous ne soyez fortement et déplorablement enchaîné par les choses mortelles. Car ceux que la sagesse a mis d’abord dans ses liens et domptés par certains travaux qui sont une utile préparation, voient ensuite tomber leurs fers, et la sagesse se livre à eux avec toutes ses jouissances ; et ceux qu’elle a d’abord formés par des nœuds de courte durée, elle les enlace après dans des embrassements éternels : on ne saurait rien imaginer de plus doux ni de plus fort que de pareilles chaînes. J’avoue que les premières sont un peu dures, mais les dernières ne le sont pas, car rien n’égale leur douceur ; elles ne sont pas légères, car rien n’égale leur force. Qu’est-ce que c’est donc, si ce n’est ce qui surpasse toute parole, mais ce qu’on peut croire, espérer et aimer ? Les chaînes de ce monde ont une dureté véritable, une fausse douceur ; des douleurs certaines, des plaisirs incertains ; un pénible travail, un repos troublé : elles sont une chose pleine de misère, une espérance vide de bonheur. N’y mettez-vous pas le cou, les mains et les pieds, quand vous aspirez à vous courber sous le poids des honneurs du monde et que vos efforts pour y parvenir vous paraissent seuls profitables, et que vous courez où vous ne devriez pas aller, non-seulement par une invitation, mais encore par la

  1. Voyez les chapitres III et IV de notre Histoire de saint Augustin.