Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome II.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous pussions recevoir fréquemment l’un de l’autre des lettres ! Telle est la distance qui nous sépare que je me rappelle vous avoir écrit étant jeune sur le passage de l’Épître de l’Apôtre aux Galates, et voilà que, déjà vieux, je n’ai reçu encore aucune réponse ; et que, je ne sais par quelle occasion, une copie de ma lettre vous est parvenue plutôt que ma lettre elle-même, malgré tous mes soins ; car l’homme qui s’en était chargé ne vous l’a point portée et ne me l’a pas rapportée. Il y a de si belles choses dans les lettres de vous qui ont pu venir entre mes mains que, si je pouvais, je préférerais à toutes mes études la joie utile de m’attacher à vos côtés. Ne pouvant faire cela, je songe à envoyer vers vous, pour s’instruire, quelqu’un de mes fils dans le Seigneur, si vous voulez bien me répondre aussi à cet égard. Je vois que je n’ai et n’aurai jamais autant que vous la science des divines Écritures ; et si j’en possède quelque chose, je le dispense comme je puis, au peuple de Dieu. Il m’est absolument impossible, à cause des occupations ecclésiastiques, de m’appliquer à l’étude qu’autant qu’il le faut pour l’instruction des peuples qui m’écoutent.

6. J’ignore quels sont ces écrits injurieux qui sont parvenus contre vous en Afrique. Cependant j’ai reçu la réponse que vous y avez faite et que vous avez daigné m’envoyer. Après l’avoir lue, j’ai déploré amèrement de voir de si vives discordes entre deux amis aussi intimes, dont jusque-là presque toutes les églises avaient connu les étroites relations. On remarque assez dans votre lettre combien vous vous modérez, combien vous retenez les traits de votre indignation, afin de ne pas rendre injure pour injure. Cependant, si, en lisant cette lettre, j’ai séché de douleur et frissonné d’effroi, qu’éprouverais-je si ce qui a été écrit contre vous tombait entre mes mains ? « Malheur au monde par les scandales[1]. » Voilà que nous voyons arriver, voilà que s’accomplit ce que la Vérité a dit : « Parce que l’iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira[2]. » Quels cœurs désormais pourront s’épancher avec confiance et sécurité ? Dans le sein de qui l’amitié pourra-t-elle se jeter tout entière ? de quel ami n’aura-t-on pas peur comme d’un futur ennemi, si cette division que nous pleurons a pu naître entre Jérôme et Ruffin ? O triste et misérable condition humaine ! ô qu’il y a peu à se fier aux amis pour le présent, quand on ne sait rien de leurs sentiments pour l’avenir ! Mais pourquoi gémirait-on de cette ignorance où l’on est à l’égard l’un de l’autre lorsque l’homme ne sait pas lui-même ce qu’il sera ? C’est à peine s’il se connaît dans le présent ; mais ce qu’il sera dans l’avenir, il l’ignore.

7. Cette connaissance, non-seulement de l’état présent, mais encore de l’état futur, se trouve-t-elle dans les bienheureux et saints anges ? Et lorsque le démon était encore un bon ange, comment pouvait-il être heureux s’il savait son iniquité future et son éternel supplice ? Voilà ce que j’ignore complètement. Je voudrais avoir votre sentiment sur ce point, si toutefois c’est là une chose qu’il faille connaître. Voyez ce que font les terres et les mers qui nous séparent corporellement. Si j’étais cette lettre que vous lisez en ce moment, vous répondriez déjà à ma question ; et maintenant quand ferez-vous, quand enverrez-vous votre réponse ? quand arrivera-t-elle ici ? quand la recevrai-je ? puissé-je attendre patiemment cette réponse qui ne me parviendra jamais aussitôt que je le voudrais ! Je reviens donc aux paroles de votre lettre, si remplies de votre saint désir, et je dis à mon tour : Plût à Dieu « que je méritasse ces embrassements, et que nous pussions, en des entretiens mutuels, apprendre quelque chose l’un de l’autre ! » s’il est possible toutefois que je puisse jamais vous rien apprendre !

8. Je ne trouve pas une petite consolation dans ces paroles, qui ne sont plus seulement les vôtres, mais qui sont aussi les miennes ; elles me charment et me raniment, pendant que notre mutuel désir est toujours suspendu et jamais accompli. J’y sens aussi tous les déchirements d’une vive douleur, lorsque je pense à vous et à Ruffin, à qui Dieu avait si largement accordé ce que nous désirons l’un et l’autre. Hélas ! après avoir goûté ensemble, et dans l’union la plus tendre, le miel des saintes Écritures, vous avez laissé se répandre entre vous deux une amertume, qui désormais deviendra un sujet d’effroi pour tout homme en tout lieu ; puisque ce dissentiment malheureux vous est arrivé dans la maturité de l’âge et au milieu de vos saintes études, quand, affranchis des affaires du siècle, vous suiviez tous deux le Seigneur, et que vous viviez ensemble sur cette terre où le Seigneur a marché de ses pieds

  1. Matt. XVIII, 7.
  2. Matt. XXIV, 12.