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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/142

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reconnu pouvoir être nécessaires, te serait-il permis de dédaigner tous ces avantages ? — A. Quand oserais-je former une telle espérance ?

49. L. R. Tu me réponds comme si je cherchais en ce moment ce que tu espères. Je ne cherche pas à connaître quel bien ne te charme pas quand il t’est refusé, mais quel bien pourrait te séduire si on te l’offrait. Autre chose est la cupidité détruite, autre chose est la cupidité endormie. C’est dans ce sens que certains philosophes ont dit que les vicieux étaient tous des insensés, à la manière d’un bourbier dont on ne sent les exhalaisons fétides que lorsqu’on le remue. Il est fort différent que la cupidité cède à l’absence de tout espoir ou soit détruite par la pureté du cœur. — A. Je ne puis te répondre. Jamais, néanmoins, tu ne me persuaderas que par la disposition d’esprit dans laquelle je suis maintenant je ne doive juger que j’ai fait quelque progrès. — L. R. Je crois que la chose te paraît ainsi, parce que tout en croyant pouvoir désirer les biens dont nous venons de parler, tu ne les désirerais pas pour eux-mêmes, mais pour autre chose. — A. C’est précisément ce que je voulais dire ; car lorsqu’autrefois j’ai désiré les richesses, je les ai désirées précisément pour être riche ; et les honneurs, dont je t’ai avoué que le désir a régné jusqu’à présent dans mon âme, je les ai recherchés pour je ne sais quel éclat qui charmait mon imagination, et je n’ai jamais souhaité dans une femme, — lorsque je me suis occupé du mariage, que de pouvoir réunir la volupté à la bonne réputation. J’avais alors pour tous ces biens une véritable passion : maintenant je les méprise tous ; et si, pour parvenir à ceux que je désire, il faut passer par ces biens inférieurs, je ne les recherche point pour en jouir, mais je les supporte[1]. — L. R. Tu as parfaitement raison, car je ne crois pas que l’on puisse appeler cupidité la recherche d’un bien qu’on ne souhaite qu’en vue d’un autre bien.


CHAPITRE XII.

IL NE FAUT RIEN DÉSIRER QUE CE QUI CONDUIT AU SOUVERAIN BIEN, RIEN CRAINDRE QUE CE QUI EN ÉLOIGNE.

20. L. R. Mais, je te le demande : pourquoi désires-tu que ceux que tu aimes vivent et vivent avec toi ? — A. Afin que nous puissions chercher unanimement à connaître Dieu et nos âmes car celui qui est parvenu d’abord à la découverte de la vérité, y conduit les autres sans fatigue. — L. R. Et si tes amis ne voulaient pas s’occuper de cette recherche ? A. Je les déterminerais à le vouloir. — L. R. Mais qu’arriverait-il si tu ne pouvais parvenir à les persuader, ou parce qu’ils croiraient connaître déjà la vérité, ou parce qu’ils penseraient qu’elle est impossible à découvrir, ou parce qu’ils seraient détournés de cette recherche par la cupidité et les soins des choses terrestres ? — A. Je les supporterais le mieux que je pourrais, et ils feraient de même de leur côté. — L. R. Mais si leur présence était pour toi un obstacle et que tu ne pusses le changer ; ne travaillerais-tu pas, n’aspirerais-tu pas à t’en séparer, plutôt que de vivre ainsi avec eux ? — A. J’en conviens, la chose est ainsi que tu le dis. — L. R. Tu ne désires donc pour elles-mêmes, ni la vie ni la présence de tes amis, mais afin de parvenir à la sagesse ? — A. Je l’avoue. — L. R. Mais quoi 1 et ta propre vie, si tu étais sûr qu’elle est un obstacle à l’acquisition de la sagesse, désirerais-tu la conserver ? — A. Je la sacrifierais volontiers. — L. R. Mais si tu savais que tu peux parvenir à la sagesse, soit en abandonnant ce corps mortel, soit en y restant uni, est-ce ici ou dans une autre vie que tu chercherais plutôt à jouir du bien que tu aimes ? — A. Si je savais qu’il ne m’arrivera rien de pire que mon état actuel, rien qui me fit descendre du point auquel je suis parvenu, je ne m’en inquiéterais pas.

  1. Il y a, dans la manière ingénue avec laquelle saint Augustin avoue ses dispositions présentes par rapport aux différents objets des affections humaines, quelque chose du charme que l’on éprouve à la lecture de ses Confessions. On sent qu’il ne dissimule rien et que sa franchise est égale à sa sagacité. Ce qu’il ajoute sur les dispositions nécessaires pour connaître la vérité, est incontestable, et c’est ce que Pascal a indiqué dans ses Pensées avec cette éloquence mâle et impérieuse qui le caractérise : « J’aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si j’avais la foi ; et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs ; or, c’est à vous à commencer. Si je pouvais, je vous donnerais la foi ; je ne le puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites ; mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs et éprouver si ce que je vous dis est vrai. » On peut ajouter que dans l’ordre même naturel toute personne vouée aux études philosophiques a pu en faire l’expérience. Que sont pour la plupart des gens du monde ces vérités sublimes qui transportent le véritable philosophe ? ou des absurdités, ou des connaissances sans aucune valeur, de pures chimères. Mais guérissez ce mondain de l’amour effréné des plaisirs, apprenez-lui à rentrer en lui-même, à vivre de la véritable vie, c’est-à-dire de la vie intellectuelle et morale, et tout à coup ces vérités qu’il méconnaissait, qu’il osait traiter d’absurdes, reprendront à ses yeux l’évidence qui les accompagne, et sur son cœur l’empire qui leur est naturel.