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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/150

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pierre dans les profondeurs de la terre, ni en général là où personne ne peut les apercevoir. Cette pierre n’existerait pas si nous ne l’apercevions pas ; elle n’existera plus lorsque nous aurons quitté ces lieux et que nul autre ne l’apercevra ; et, si l’on ferme exactement une bourse, quoiqu’elle contienne beaucoup, il n’y restera rien. Ce bois même n’est pas intérieurement du bois. En effet, tout ce qui est contenu dans l’intérieur de ce corps opaque échappe aux sens et par cela même n’existe pas ; car s’il existait, il serait vrai ; or, il ne peut rien y avoir de vrai que ce qui est tel qu’il le paraît ; mais cet objet n’est pas aperçu, il n’est donc pas vrai. As-tu quelque chose à répondre ? — A. Je vois que tes conséquences naissent des principes que je t’ai accordés ; mais elles sont tellement absurdes que je rejetterais plutôt un de ces principes à ton choix, que d’admettre qu’elles soient vraies. — L. R. Je ne m’y oppose pas. Examine donc ce que tu veux dire. Veux-tu t’empêcher de reconnaître que les corps ne sont aperçus que par les sens, que l’âme seule sent, et qu’une pierre ou toute autre chose ne peut exister si elle n’est vraie ; ou bien veux-tu changer la définition du vrai ? — A. Examinons d’abord cette dernière question, je te prie.

8. L. R. Définis donc le vrai. — A. Le vrai est ce qui paraît tel, qu’il est, à qui veut et peut le connaître. — L. R. Ce que personne ne peut connaître ne sera donc pas vrai ? Ensuite, si le faux est différent de ce qu’il paraît, et si cette pierre paraît une pierre à l’un et à l’autre du bois, la même chose sera donc à la fois vraie et fausse ? — A. Ce qui m’embarrasse le plus dans tes objections, c’est d’expliquer comment, si une chose ne peut être connue, il s’ensuit qu’elle ne soit pas vraie. Car, qu’une même chose soit à la fois vraie et fausse, c’est ce qui ne m’inquiète pas beaucoup. En effet, je vois que, comparée à la fois à différents objets, elle est en même temps plus grande et plus petite. Mais cela provient de ce que, en soi, rien n’est grand ou petit. Ces mots sont des termes de comparaison. — L. R. Et si tu accordes que rien n’est vrai en soi, ne crains-tu pas qu’on ne puisse conclure que rien n’existe en soi ? Ce qui fait que ce bois est bois, le constitue en même temps bois véritable ; et il est impossible qu’il existe en lui-même, c’est-à-dire sans que personne le connaisse, et qu’il ne soit pas bois véritable. — A. Ainsi je dis, je définis et je ne crains pas que ma définition soit blâmée comme trop courte : Le vrai, à ce qu’il me semble, c’est ce qui est. — L. R. 2 n’y aura donc rien de faux, car tout ce qui est vrai[1]. — A. Tu me jettes dans un grand embarras, et je ne vois pas ce que je puis te répondre. Ce qui fait que tout en voulant n’être instruit que par tes interrogations, déjà, cependant, je crains d’être interrogé.


CHAPITRE VI.

D’OÙ VIENT LA FAUSSETÉ ET OU RÉSIDE-T-ELLE ?

9. L. R. Dieu, à qui nous nous sommes confiés, nous prête, sans aucun doute, son secours, et nous délivre de tous ces embarras, pourvu que nous croyons et que nous le priions avec ardeur. — A. Je ne le ferai jamais plus volontiers que maintenant ; car je ne me suis jamais trouvé dans une nuit si profonde. O Dieu ! notre Père, qui nous exhortez à vous prier et qui nous en faites la grâce lorsque nous vous prions, car nous vivons mieux alors et nous devenons meilleurs ; exaucez-moi. Je respire à — peine au milieu de ces ténèbres, tendez-moi une main secourable, montrez-moi votre lumière, rappelez-moi de mes erreurs, afin que, sous votre conduite, je rentre en moi-même et en vous. Ainsi soit-il ! — L. R. Recueille toute ton attention et suis-moi autant que tu en es capable. — A. Dis-moi, je te prie, s’il t’est survenu quelque pensée qui nous empêche de périr — au milieu de ces ténèbres ? — L. R. Recueille-toi. — A. Je t’écoute et ne m’occupe de rien autre. 10. L. R. D’abord, qu’est-ce que le faux ? Examinons de plus en plus. — A. Je serais étonné qu’il fût autre chose que ce qui n’est pas tel qu’il paraît. — L. R. Attention ! commençons par interroger les sens : Ce que les yeux aperçoivent ne peut sûrement être appelé faux, s’il n’y a quelque apparence de vrai. Par exemple, un homme que nous voyons en songe

  1. Cette définition a été adoptée par Bossuet dans son Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. « Le vrai, c’est ce qui est, le a faux c’est ce qui n’est pas. On peut bien ne pas entendre ce qui est, mais jamais on ne peut entendre ce qui n’est pas ; on croit quelquefois l’entendre, et c’est ce qui fait l’erreur. Mais en effet, on ne l’entend pas puisqu’il n’est pas. » (Boss. édit. de Bar, tom. 4, pag. l 8.) On pourra ajouter qu’il y a deux sortes d’existence : l’existence réelle et objective, et l’existence purement intellectuelle ou subjective. Ce n’est qu’en embrassant ces deux manières d’exister que la vérité peut être définie ce qui est. Si l’on restreignait cette définition aux êtres réels et objectifs, elle deviendrait fausse ; car il y a, une infinité de vérités qui n’existent que dans la pensée et qui n’ont point de réalité extérieure.