Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/205

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Ad. Rien n’est plus vrai. Mais si rien n’est plus vrai, comme il résulte de ce que nous avons admis, pourquoi m’offenser quand on me dit : tu n’es donc pas un homme ? — Aug. Parce qu’en entendant ces deux syllabes je ne puis me défendre d’attacher à cette conclusion le sens qu’elles expriment. J’obéis alors à cette règle puissante et naturelle qui commande de se reporter vers le sens exprimé, quand on entend les signes qui l’expriment. — Ad. J’aime ce que tu dis.

Chapitre IX. Doit-on préférer la chose ou sa connaissance aux signes qui l’expriment ?

25. Aug. Comprends donc maintenant que les choses désignées par les signes sont préférables aux signes. Car les moyens sont toujours et nécessairement moins estimables que la fin. Penserais-tu différemment ? — Ad. Je crois devoir ici ne point acquiescer légèrement. En effet le nom de boue me paraît bien supérieur à ce qu’il signifie ; et ce qui nous répugne en l’entendant prononcer, n’est pas le son produit par ce terme ; changes-y une lettre, au lieu de coenam écris coelum, et la boue devient le ciel. Pourtant quelle distance de l’une à l’autre ! Ce n’est donc pas au signe que j’attribuerai ce qui me répugne dans la chose, et j’ai raison de préférer le signe à la réalité. Il nous est plus agréable d’entendre l’un que de toucher l’autre.— Aug. Sage observation ! Il est donc faux que toutes les choses désignées par des signes soient préférables aux signes ? — Ad. Je le crois.

Aug. Dis-moi donc ce qui a guidé ceux qui ont donné à cette boue sale et repoussante le nom qu’elle porte ; je voudrais savoir si tu les approuves ou si tu les désapprouves. — Ad. Je n’ose faire ni l’un ni l’autre, et j’ignore ce qui les a guidés. — Aug. Peux-tu savoir au moins ce que tu veux lorsque tu prononces ce nom ? — Ad. Parfaitement : je veux donner un signe qui fasse connaître ou indique la boue à qui je juge nécessaire d’en savoir la nature ou la présence. — Aug. Mais ne doit-on pas préférer au nom lui-même l’enseignement que ce nom te sert à donner ou à recevoir ? — Ad. Je conviens que la connaissance obtenue par ce signe est préférable au signe ; mais je n’en dis point autant de la boue elle-même.

26. Aug. Il est donc faux, comme nous l’avancions, que toutes les réalités soient plus estimables que leurs signes ; mais il n’est pas faux que tous les moyens soient au-dessous de la fin. Car la connaissance de la boue, que l’on obtient au moyen du nom, est préférable à ce nom que nous avons estimé au-dessus de la boue désignée par lui ; et si cette connaissance l’emporte sur le signe dont il est question entre nous, c’est uniquement parce qu’elle est le terme, au lieu que le signe est le moyen d’y arriver. C’est ce qui explique la réponse suivante faite à un glouton.

Cet adorateur de son ventre, comme parle l’Apôtre, disait qu’il vivait pour manger. Un homme frugal, qui l’entendait, ne put tolérer ce langage : « Ne serait-il pas beaucoup mieux, lui dit-il, de manger pour vivre ? » Si le premier fut blâmé parce qu’en déclarant qu’il vivait pour manger il mettait sa propre vie au-dessous du plaisir de la bouche ; et si le second est digne d’éloges, c’est uniquement parce que, distinguant la fin des moyens, mettant les moyens au-dessous de la fin, il rappela que nous devons manger pour vivre, plutôt que de vivre pour manger. C’est ainsi, vraisemblablement, que toi-même, ou tout autre sage appréciateur, répondrais à un bavard, à un grand parleur. S’il disait : J’enseigne pour parler, ne répliquerait-on point Mon ami, pourquoi de préférence, ne parles-tu point pour enseigner ?

Si tout cela est vrai, comme tu en es certain, tu vois sans doute combien les paroles sont au-dessous du but que nous nous proposons en les employant. Car l’emploi des paroles l’emporte déjà sur les paroles mêmes, puisque les paroles sont destinées à être employées par nous, et nous les employons pour instruire. Autant donc l’instruction est préférable au langage, autant le langage est préférable aux mots ; ce qui élève l’instruction bien au-dessus des mots. Je voudrais savoir ce que tu pourrais objecter.

27. Ad. Je conviens que la doctrine est supérieure aux paroles. Mais j’ignore s’il n’est rien qu’on puisse objecter à la règle qui subordonne les moyens à la fin. — Aug. Dans une occasion meilleure, nous examinerons cette question avec plus de soin. Pour le moment, ce que tu m’accordes suffit au but que je poursuis. Tu avoues en effet que nous devons préférer