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DE L’ORDRE.

femmes intervenir en semblables discussions ? — Peu m’importent, lui répondis-je, les jugements des orgueilleux et des ignorants qui lisent aussi précipitamment les livres, qu’ils saluent les hommes. Ils ne se préoccupent pas de ce qu’ils sont en eux-mêmes, mais des vêtements dont ils sont couverts, de la pompe qui fait briller leurs richesses et leur fortune. Et dans les livres, ils s’inquiètent peu de quoi il est question, du but qu’on poursuit dans la dispute, des explications données et du chemin fait. Quelques-uns d’entre eux cependant ont des dispositions qui ne sont point méprisables ; ils ont reçu quelque vernis d’humanité, et ils entrent volontiers, par des portes ornées de dorures et de peintures, dans les redoutables sanctuaires de la philosophie ; c’est pour eux qu’ont écrit assez souvent nos ancêtres dont tu connais les livres, je le vois par nos lectures. De nos jours encore, pour ne citer que lui, un homme très remarquable par son génie, son éloquence, par les distinctions et les dons de la fortune, et ce qui est mieux, par l’élévation de son esprit, Théodore, que tu connais très-bien, travaille à empêcher que ni aujourd’hui, ni plus tard, personne, à quelque classe qu’il appartienne, ne puisse regretter les écrits de notre époque. Quant à mes livres, il est possible que quelques-uns les rencontrent et qu’à la lecture de mon nom ils ne disent pas, quel est celui-ci ? pour jeter ensuite le volume ; mais que la curiosité et l’amour de l’étude les fassent aller plus loin, en dépit des chétives apparences du seuil. Alors ils ne seront point fâchés de me voir philosopher avec toi, et, sans doute, ils seront loin de mépriser aucun de ceux dont la parole se rencontrera dans mes pages.

Ces interlocuteurs, en effet, sont des hommes libres, ce qui suffit pour les études libérales, et plus encore pour la philosophie, mais des hommes distingués par leur naissance, au milieu de leurs concitoyens. Les livres des auteurs les plus doctes, nous montrent de la philosophie jusque chez les cordonniers eux-mêmes, et dans des conditions de fortune plus basses encore. Leur esprit cependant et leur vertu jetaient un si vif éclat que pour rien au monde, ils n’eussent voulu, quand même ils l’auraient pu, échanger ces biens contre toute autre noblesse. Il se rencontrera aussi, crois-moi, des hommes qui seront plus heureux de le voir philosopher avec moi, que de rencontrer ici plus de beautés littéraires ou des pensées plus profondes. Il est des femmes chez les anciens, qui se sont occupées de philosophie, et la tienne me plaît singulièrement.

32. Je ne veux pas, ma mère, que tu ignores le sens du mot grec qui désigne la philosophie ; il signifie en latin « amour de la sagesse. » De là vient que les saintes Écritures, que tu médites avec tant d’ardeur, n’ordonnent pas d’éviter et de mépriser absolument tous les philosophes, mais les philosophes de ce monde[1]. Qu’il y ait un autre monde élevé bien au-dessus de nos yeux, et que peut contempler la seule intelligence des hommes sensés[2], le Christ lui-même nous l’enseigne suffisamment. Il ne dit point : « Ma royauté n’est pas du monde, » mais, « ma royauté n’est pas de ce monde[3]. » Vouloir nous éloigner de toute philosophie, serait nous condamner à n’aimer point la sagesse, et mes écrits contiendraient donc un blâme contre toi, si tu n’aimais pas la sagesse ; nul blâme si tu l’aimais médiocrement ; bien moins encore si ton amour pour la sagesse égalait le mien. Mais comme tu aimes la sagesse beaucoup plus que tu n’aimes ton fils lui-même, et je sais pourtant combien tu l’aimes ; comme tu y fais tant de progrès que, ni le malheur, quelque subit qu’il soit, ni la mort même ne te causeraient aucun effroi, ce qui, aux yeux des plus doctes est la difficulté suprême, et de l’aveu de tous, le point culminant de la philosophie, ne serai-je pas heureux de me faire même ton disciple ?

33. Elle me répondit d’un air agréable et pieux que je n’avais jamais autant menti ; d’autre part, je le voyais, nous avions prononcé beaucoup de paroles qu’il fallait écrire ; il y en avait assez pour un livre, et nous n’avions plus de tablettes. Je crus donc devoir remettre la question ; je voulais aussi ménager ma poitrine. Car les reproches que j’avais dû faire à ces jeunes gens, l’avaient échauffée plus que je ne l’aurais voulu. Comme nous partions : N’oublie pas, me dit Licentius, combien de leçons nécessaires te fournit pour nous-mêmes et à ton insu, cet ordre si caché, et néanmoins si divin. — Je le vois, répondis-je, et je ne manque pas de reconnaissance envers Dieu ; et puisque vous en faites la remarque vous-mêmes, j’en prends acte pour espérer que vous vous améliorerez. Voilà tout ce qu’on fit ce jour-là.

  1. Coloss. II, 8.
  2. Rétrac. chap. 3, n. 2.
  3. II Jean, XVIII, 36.