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LIVRE PREMIER.

dit-il ; car tout ce qu’il perçoit par les sens corporels, n’est point en Dieu, mais seulement ce qu’il perçoit par l’esprit. Peut-être même oserai-je en dire davantage ; oui, je le dirai, afin que votre appréciation me confirme, ou m’instruise. Quiconque ne connaît que ce qui est du ressort des sens corporels, ne me paraît être ni en Dieu ni même en soi.

Je remarquai alors, à l’air de Trygétius, qu’il voulait dire je ne sais quoi, mais qu’il était retenu par la crainte de paraître empiéter sur le terrain d’autrui ; et comme Licentius gardait le silence, je lui permis de parler s’il voulait. Il s’exprima ainsi : Tout ce qui appartient aux impressions corporelles ne me semble connu de personne ; car autre est sentir, et autre connaître. Aussi toutes les connaissances que nous pouvons avoir, me paraissent être dans l’intelligence, et ne pouvoir être comprises que par elle. D’où il suit que si nous plaçons en Dieu tout ce que le sage connaît par l’intelligence, il faudra mettre en Dieu toutes les connaissances du sage. Licentius approuva l’observation et en ajouta une autre que je ne pouvais aucunement dédaigner. Il dit : Le sage est donc en Dieu, car il se comprend lui-même. C’est la conséquence et de ce que tu as dit, savoir, que tout ce qui comprend Dieu est en Dieu, et de ce que nous avons dit nous-mêmes, savoir, que nous mettons en Dieu tout ce que le sage comprend ; mais cette partie de lui-même qui perçoit par les sens, car je ne crois pas qu’elle fasse nombre, quand nous parlons du sage, j’avoue que je n’en connais et que je n’en soupçonne aucunement la nature.

6. Tu nies donc, repris-je, que le sage possède, je ne dis pas une âme et un corps, mais une âme tout entière ; car il y aurait démence à n’accorder point à l’âme, cette faculté qui perçoit par les sens. Ce ne sont en effet ni les yeux, ni les oreilles qui perçoivent, mais je ne sais quelle autre chose perçoit au moyen de ces organes. Et si nous n’attribuons pas à l’intelligence cette faculté de sentir, nous ne pouvons l’attribuer à aucune partie de l’âme. Reste donc à l’attribuer au corps, et jusqu’à présent je ne sache rien de plus absurde. — L’âme du sage, reprit-il, entièrement purifiée par la vertu, et déjà attachée à Dion est digne, à son tour, d’être appelée sage ; mais à rien autre de ce qui est en lui ne convient le nom de sage. Il y a néanmoins au service de son âme, comme des souillures et des enveloppes grossières dont il s’est purifié, en se retirant en lui-même. Si tout cela doit s’appeler âme, il n’en sera pas moins vrai, que ces enveloppes sont au service et sous la dépendance de cette partie de l’âme, qui mérite seule d’être appelée sage. C’est même dans cette partie soumise qu’habite, je crois, la mémoire, qui est au service du sage, comme l’esclave auquel on commande, et qui doit, s’il est soumis et dompté, respecter les bornes de la loi ; et se servant des sens pour tout ce qui est nécessaire non au sage mais à elle-même, la mémoire ne doit point chercher à s’élever, ni s’enorgueillir contre son maître, ni user immodérément et sans règle, de ce qui lui appartient ; car c’est à cette partie si infinie, qu’on peut rapporter tout ce qui passe. En quoi effectivement la mémoire nous devient-elle nécessaire, sinon pour ce qui passe et nous fuit ? Ce sage donc s’attache à Dieu ; il jouit de Celui qui demeure toujours, qui ne laisse pas attendre qu’il soit, ni craindre qu’il ne soit plus, mais qui est toujours présent, par là même qu’il est l’Être véritable. Immobile et paisible en lui-même, ce sage prend soin du pécule de son esclave ; il veut que celui-ci en use comme un serviteur diligent et économe, le ménage et le conserve.

7. Je considérais avec admiration cette pensée, et je me souvins qu’un jour je l’avais émise rapidement devant lui. Souriant alors : Licentius, lui dis-je, remercie ton esclave, s’il ne te donnait de son pécule, tu n’aurais peut-être rien à présenter. Car si la mémoire est dans cette partie de l’âme, qui s’abandonne comme une esclave à la direction d’un jugement sain, c’est elle, crois-moi, qui t’a aidé à parler ainsi. Avant donc d’en revenir à l’ordre qui est notre sujet, ne vous paraît-il pas que, pour de semblables motifs, c’est-à-dire pour des études honnêtes et nécessaires, le sage ait besoin de mémoire ? — Comment, reprit-il, cette mémoire lui serait-elle nécessaire, puisqu’il a présent, sous la main, tout ce qui lui appartient ? Car ce n’est pas même pour les objets sensibles, pour ce qui est devant nos yeux, que nous demandons aide à la mémoire ; or, le sage a tout présent aux yeux intérieurs de son intelligence, c’est-à-dire qu’il contemple d’un regard fixe et immobile Dieu lui-même, Dieu qui renferme en lui tout ce qui voit et possède l’intelligence. Je vous le demande donc, a-t-il besoin de mémoire ? Pour moi, si j’en ai eu besoin pour retenir ce que j’ai recueilli de toi,