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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/250

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CONTRE LES ACADÉMICIENS.

caractère que je ne puis me lasser d’admirer, dans cette vie du monde, qui n’est qu’erreurs et préjugés, tu t’es trouvé au sein des plus abondantes richesses, et dans cet âge où le cœur se passionne pour ce qui est beau et grand, tu t’es laissé prendre aux douceurs des plaisirs, et tu serais tombé d’abîmes en abîmes, si les coups de cette fortune, que l’on nomme adversité, n’étaient venus t’arracher du naufrage.

2. Mais, si tu donnais encore à tes concitoyens des combats d’ours et des spectacles inconnus jusque-là, si tu n’avais recueilli toujours que les applaudissements les plus enivrants du théâtre ; si la voix des insensés, dont la foule est immense, s’élevait et s’imposait pour te porter jusqu’aux nues ; si nul n’osait se dire ton ennemi ; si les registres publics te signalaient comme le protecteur de tes concitoyens, même des cités voisines et faisaient graver ton nom sur l’airain ; si on t’élevait des statues ; si on ornait ta toge des marques multipliées des honneurs et des dignités ; si on te préparait chaque jour de splendides festins ; si chacun te demandait sans hésiter et obtenait sur-le-champ tout ce qui pourrait satisfaire ses besoins et, même ses plaisirs ; si tes bienfaits se répandaient sur ceux mêmes qui ne les demandent pas, et que tes biens fidèlement administrés par de sages agents te fournissent toujours les moyens de couvrir de si somptueuses dépenses ; si toi-même tu passais ta vie dans de magnifiques palais, dans des bains voluptueux, à des jeux honnêtes, à la chasse et aux festins ; si, par la bouche de tes clients, de tes concitoyens, de tous les peuples enfin tu étais proclamé le plus doux, le plus libéral, le plus élégant, le plus heureux des hommes, et tu l’as été ; je te le demande, qui oserait, Romanien, qui oserait te parler d’une autre vie, qui soit la seule heureuse ? Qui entreprendrait de te persuader non-seulement que tu n’es pas heureux, mais encore que tu es d’autant plus misérable que tu le crois moins ? Et maintenant qu’il est facile de te parler de cette vérité, grâce à tes innombrables et accablantes disgrâces ! Ah ! il n’est que faire d’exemples étrangers pour te prouver qu’il n’y a ni solidité, ni durée dans tout ce que les hommes appellent des biens et que tout est plein de calamités. Une triste expérience t’a si bien servi, que nous pouvons désormais proposer aux autres ton exemple.

3. Ainsi donc, ce beau caractère qui t’a toujours porté à désirer les grandes et belles choses, à aimer mieux être libéral que riche, à être aussi juste que puissant et à ne fléchir jamais devant l’adversité et l’injustice ; ce divin caractère que cette vie avait comme assoupi et engourdi, une secrète providence a résolu de le ranimer par diverses et violentes secousses.

Éveille-toi donc, je t’en conjure, éveille-toi ! Crois-moi, tu te féliciteras avec transport de n’avoir recueilli, des faveurs de ce monde, presque aucune des prospérités auxquelles se laissent prendre tant d’âmes imprévoyantes. Occupé à célébrer chaque jour ces faveurs, j’étais menacé d’en être moi-même la victime, si une douleur violente de poitrine ne m’eût forcé à renoncer à cette école de vanités, pour me réfugier au sein de la philosophie. C’est elle qui maintenant me nourrit et me fortifie dans ce loisir que j’ai si ardemment souhaité ; c’est elle qui m’a enfin retiré de cet abîme de superstitions, où je t’avais fatalement entraîné avec moi[1]. Elle enseigne avec raison que tout ce qui est visible à un œil mortel, tout ce qui frappe nos sens n’est digne d’aucun culte et mérite nos mépris[2] ; elle promet de manifester le Dieu véritable et inconnu, et déjà elle daigne nous le faire apercevoir comme au travers de quelques nuées lumineuses.

4. Notre cher Licentius vit, avec moi, complètement adonné à cette belle science. Entièrement détaché des séductions et des voluptés de son âge, il s’est tourné si ardemment vers elle que j’ose sans crainte le proposer pour modèle à son père. Aucun âge, en effet, ne peut se plaindre d’être rejeté loin des mamelles de la philosophie. Pour t’engager à t’y attacher, à y puiser avec plus d’avidité, et quoique je connaisse parfaitement combien tu en as soif, j’ai voulu t’envoyer comme un avant-goût. Puisses-tu le trouver si agréable qu’il te détermine à poursuivre ! Fais que je ne sois pas déçu dans mon espérance. Je te fais donc passer une discussion entre Trygétius et Licentius, que j’ai pris soin de faire recueillir. On dirait que la milice n’a appelé le premier dans ses rangs que pour lui ôter le dégoût du travail ; car il nous est revenu encore jeune, plein d’ardeur et de passion pour les grandes

  1. Romanien était sans doute tombé avec saint Augustin dans l’erreur des Manichéens.
  2. Rétr. liv. 1, ch. I, n. 2