Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/368

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étrange que nous usions de la volonté libre, par elle-même. La volonté qui use des autres choses use d’elle-même, comme la raison, qui connaît tout le reste, se connaît elle-même. Il faut en dire autant de la mémoire. Non-seulement elle saisit toutes les choses dont nous nous souvenons, mais elle subsiste en nous de telle sorte que nous n’oublions pas que nous avons la mémoire ; ainsi elle se souvient, non-seulement du reste, mais aussi d’elle-même ; ou, pour mieux parler, c’est nous qui nous souvenons de tout le reste et d’elle-même, par elle-même. 52. Lors donc que la volonté s’attache au bien immuable, commun et non propre à elle, telle qu’est cette vérité dont nous avons tant parlé, sans rien dire qui fût digne d’elle, alors l’homme possède la vie heureuse, et la vie heureuse elle-même, c’est-à-dire l’affection de l’âme attachée au bien immuable, est un bien propre à l’homme et le premier de tous. Il renferme aussi toutes les vertus, dont personne ne peut mésuser. Car bien que ce soient là les grands biens et les premiers pour l’homme, on comprend assez qu’ils ne sont pas communs, mais propres à chacun. C’est par la vérité, en effet, c’est par la sagesse, commune à tous, que tous deviennent sages et heureux, en s’attachant à elles. Mais un homme ne devient pas heureux par le bonheur d’un autre homme. Lors même qu’un homme en prend un autre pour modèle, afin de devenir heureux, que veut-il, sinon être heureux par le moyen qu’il voit procurer le bonheur à un autre, c’est-à-dire par la vérité, bien commun et inaltérable ? Personne non plus ne devient prudent par la prudence d’un autre, ni fort, ni tempérant, ni juste, par la force, la tempérance ni la justice d’autrui ; mais bien en accommodant son âme aux règles immuables et aux lumières des vertus, qui sont vivantes et incorruptibles dans la vérité et la sagesse communes ; on cherche à y conformer et à y fixer son âme, comme on l’a vu faire à l’homme vertueux qu’on s’est proposé pour modèle. 53. Ainsi la volonté, en s’attachant au bien commun et immuable, obtient les premiers et les plus grands biens de l’homme, quoiqu’elle ne soit elle-même qu’un bien moyen. Elle pèche, au contraire, lorsqu’elle se détourne du bien commun et immuable, pour se tourner soit vers son bien particulier, soit vers un bien extérieur ou inférieur. Or elle se tourne vers son bien particulier, lorsqu’elle veut être maîtresse d’elle-même ; vers les biens extérieurs, lorsqu’elle veut rechercher ce qui appartient à autrui ou qui ne lui appartient pas à elle-même ; enfin elle se tourne vers les biens inférieurs, lorsqu’elle aime les voluptés du corps. C’est ainsi que l’homme superbe, curieux et impur tombe dans cette autre vie, qui, en comparaison de la première, est une mort. Cependant cette vie inférieure est encore régie par le gouvernement de la Providence divine, qui organise et met toutes choses à leur place, et traite chacun selon ses mérites. Et c’est ainsi encore que les biens recherchés par les pécheurs ne sont pas des choses mauvaises, non plus que la volonté libre, que nous avons classée, avec raison, parmi les biens moyens. Mais le mal consiste dans la perversion de la volonté qui se détourne du bien immuable, pour se tourner vers les biens changeants. Et, comme cette perversion n’est pas forcée, mais volontaire, il est convenable et juste que la misère la suive comme châtiment.



CHAPITRE XX. DIEU N’EST PAS L’AUTEUR DU MOUVEMENT PAR LEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTOURNE DU BIEN IMMUABLE.

54. Tu vas probablement me poser une question et me dire : Lorsque la volonté s’éloigne du bien immuable pour se tourner vers le bien changeant, elle est mue ; d’où lui vient donc ce mouvement ? Il est assurément mauvais, bien que la volonté libre, sans laquelle on ne peut vivre avec droiture, doive être comptée parmi les biens. Or si ce mouvement, par lequel la volonté s’éloigne du Seigneur Dieu, est indubitablement le péché, pourrons-nous dire que Dieu soit l’auteur du péché ? Ce mouvement n’a donc pas Dieu pour auteur. Encore une fois d’où vient-il ? A cette question, si je réponds que je ne le sais pas, tu en seras peut-être affligé. Cependant je dois te parler ainsi, pour te répondre selon la vérité. Car ce qui n’est rien ne peut être su. Contente-toi de tenir religieusement et fermement à cette doctrine : Il ne se présente à tes sens, à ton intelligence ni à ta pensée, aucun bien qui n’ait Dieu pour auteur. En effet, il ne peut se rencontrer aucun être qui n’ait Dieu pour auteur. Car toutes les fois