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LIVRE PREMIER.


qu’elle connaît l’art musical ? — L’É. Non. — Le M. Pourquoi donc ? — L’É. Ainsi le veut la nature qui a donné à tous les hommes le sens de l’ouïe: la foule juge d’après l’oreille. — Le M. Tu as raison, mais examine si le joueur de flûte n’est pas aussi doué de ce sens. S’il en est ainsi, il peut l’aire mouvoir ses doigts conformément aux indications de la nature quand il souffle dans sa flûte; un son le satisfait-il ! il peut le noter et le graver dans sa mémoire, et, à force de le répéter, habituer ses doigts à se placer sans hésitation et sans erreur, soit qu’il reproduise les airs d’un autre, soit qu’il en invente lui-même, en suivant les inspirations et le goût de la nature. Par conséquent, si la mémoire obéit aux sens, et les doigts à la mémoire, quand ils sont déjà assouplis et préparés par l’exercice ; le joueur de flûte exécute, quand il le veut, avec d’autant plus de justesse et d’agrément qu’il possède à un degré supérieur les facultés qui nous sont communes avec les bêtes, ainsi que nous venons de le démontrer, je veux dire le goût de l’imitation, les sens et la mémoire. As-tu quelque objection à faire? — L’É. Aucune assurément. Et je désire ardemment connaître l’essence de cet art que tu viens de mettre avec tant de raison hors de la portée des vulgaires esprits.


CHAPITRE VI.
LES CHANTEURS DE THÉÂTRE IGNORENT LA MUSIQUE.

11. Le M. Cela ne suffit pas, et je ne puis me résoudre encore à passer à de plus amples développements. Nous avons reconnu que les histrions peuvent, sans posséder la science musicale, chatouiller agréablement les oreilles de la foule; il nous reste à établir qu’ils sont incapables d’avoir le goût de la musique et d’en connaitre les secrets. — L’É. Tu ne feras pas peu si tu établis ce point. — Le M. Rien n’est plus aisé, mais il faut redoubler d’attention. — L’É. Jamais, que je sache, je n’ai manqué d’attention, depuis le commencement de ces entretiens. Mais en ce moment tu piques encore plus ma curiosité. — Le M. Je t’en sais gré, quoique tu n’obliges après tout que toi-même. Réponds donc, s’il te plaît. Crois-tu que celui-là connaisse la valeur d’une pièce d’or qui, voulant la changer, s’imagine qu’elle vaut dix pièces d’argent? — L’É. Non, assurément. — Le M. Dis-moi maintenant ce qui a le plus de valeur à tes yeux, des idées propres à notre intelligence, ou des qualités que nous accorde le jugement irréfléchi des ignorants. — L’É. Nul doute qu’il ne faille mettre plus de prix à notre propre intelligence qu’à des qualités qui nous sont en quelque sorte étrangères. — Le M. Peux-tu nier que toute science appartienne à l’intelligence? — L’É. Comment le nier? — Le M. Par conséquent, c’est dans l’intelligence que réside la science musicale. — L’É. C’est la conséquence de la définition. — Le M. Eh bien ! les applaudissements de la foule et toutes ces récompenses qu’on décerne au théâtre, ne te semblent-ils pas dépendre du hasard et du goût de la foule? — L’É. À mon sens il n’y a rien déplus hasardeux, de plus incertain, de plus exposé aux caprices de la tyrannie populaire que toutes ces faveurs. — Le M. Les chanteurs vendraient-ils donc les accents de leur voix à un pareil prix, s’ils savaient la musique? — L’É. Celle conclusion fait une vive impression sur mon esprit, mais j’ai une objection. La comparaison du changeur d’or avec la comédienne ne semble pas tout à fait juste. Le comédien, en effet, après avoir conquis les applaudissements ou reçu de l’argent, ne perd pas pour cela la science, s’il en a, qui lui a servi à charmer le peuple. Plus riche, plus heureux grâce aux applaudissements de la foule, il rentre chez lui avec sa science intacte. Ce serait folie à lui de dédaigner ces faveurs; en ne les obtenant pas, il serait moins connu et moins riche ; en les gagnant, sa science n’en est pas amoindrie.

12. Le M. Vois donc si nous arriverons à notre but par un autre raisonnement. La fin que nous nous proposons en agissant, est sans doute supérieure à la chose même que nous faisons. — L’É. C’est un principe évident. — Le M. Ainsi donc celui qui chante ou qui apprend à chanter dans le seul but d’obtenir les applaudissements du public ou d’un homme quel qu’il soit, n’estime-t-il pas cette approbation plus haut que le chant lui-même? — L’É. Je ne puis dire le contraire, — Le M. Eh quoi ! celui qui juge mal d’une chose, te paraît-il la savoir? — L’É. Non, à moins qu’on ne l’ait corrompu de quelque manière. — Le M. Or, celui qui est intimement convaincu de l’infériorité d’une chose réellement supérieure n’en possède pas la science, personne n’en doute. — L’É. C’est incontestable. — Le M. Donc quand lu m’auras persuadé ou démontré qu’un histrion