n’offre pas un rapport aussi parfait d’égalité ? Si l’oreille n’est ni trompée, ni offensée par les silences intermédiaires, cela ne vient-il pas de ce qu’on rétablit ainsi l’égalité, non par des sons, mais par une pause équivalente ? Si une brève suivie d’un silence produit l’effet d’une longue sur l’oreille, non en vertu d’une convention, mais d’un jugement naturel que prononce l’oreille ; n’est-ce pas que l’égalité nous empêche encore d’abréger un son quand la durée se prolonge ? Voilà pourquoi il est légitime de prolonger une syllabe au-delà de deux temps, afin de combler par un son réel l’espace vide des silences ; l’oreille, qu’elle écoute les sons ou qu’elle observe les silences, n’éprouve aucune déception. Mais si la syllabe n’a pas une valeur de deux temps, quand il reste une durée à remplir par des gestes muets, le sentiment de l’égalité est froissé, parce qu’il ne peut y avoir d’égalité, s’il n’y a pas au moins deux temps. Et dans la symétrie des membres qui composent les strophes lyriques ou périodes ; et forment les vers, par quel moyen secret retrouve-t-on l’égalité ? N’est-ce pas en faisant s’accorder dans la mesure le petit et le grand nombre par des pieds équivalents, pour les strophes, et, pour les vers, en cherchant dans les propriétés des nombres[1], des principes mystérieux qui relient les deux hémistiches inégaux et établissent entre eux un rapport d’égalité ?
28. Donc la raison s’enquiert ; elle examine l’émotion sensible de l’âme, qui s’érigeait en juge, et lui demande, quand des intervalles de temps égaux la ravissent, si, entre deux brèves quelconques qu’elle a entendues, il y a une égalité complète, ou s’il est possible d’en allonger une, non jusqu’à la durée totale d’une longue, mais i quelque degré qu’on voudra au-dessous, pourvu qu’elle se prolonge plus longtemps que la brève qui lui est associée. Dira-t-on que c’est possible, quand l’émotion sensible est incapable de saisir ces nuances, et qu’elle s’attache indifféremment aux intervalles égaux ou inégaux ? Et qu’y a-t-il de plus honteux que cette méprise et ce défaut d’égalité ? De là une leçon pour nous : c’est d’empêcher notre émotion de s’arrêter aux harmonies qui n’ont qu’un semblant d’égalité, ou dont l’égalité nous échappe. Il arrive même que nous comprenons fort bien qu’elles ne peuvent se ramener à l’égalité, et cependant par cela seul qu’elles en ont l’apparence, nous ne pouvons leur refuser un caractère de beauté dans leur ordre et dans leur espèce.
CHAPITRE XI.
29. Sans trop critiquer les choses inférieures, réglons si bien nos rapports entre les choses qui sont au-dessous de nous et celles qui sont au-dessus, avec l’aide de Dieu et de Notre-Seigneur, que les premières ne nous offensent pas et que les secondes seules nous charment. Le plaisir est en effet comme un poids attaché à l’âme : il sert donc à la mettre en équilibre. « Où sera ton trésor, là aussi sera ton cœur[2]. » Où est le plaisir, là est le cœur ; où est le cœur, là se trouve aussi le bonheur ou le malheur. Mais quelles sont les choses supérieures ? N’appellerons-nous pas ainsi celles où réside l’harmonie souveraine, permanentes immuable et éternelle, l’harmonie, où le temps ne se trouve pas, parce qu’elle est au-dessus de tout changement, mais d’où sort le temps avec ses mouvements réguliers, à l’image de l’éternité ; tandis que la révolution du ciel s’accomplissant sur elle-même, ramène les corps célestes au même point, et règle leur marche, selon les lois de la proportion et de l’unité, par la succession des jours, des mois, des années, des lustres et le cours périodique des astres. Ainsi les choses de la terre sont subordonnées aux choses du ciel, et, par une succession harmonieuse, elles associent leurs mouvements réguliers à la musique de l’univers.
30. Dans ces mouvements, nous croyons voir, bien du désordre et de l’irrégularité, parce que nous sommes étroitement liés à leur marche, selon nos mérites et sans savoir les œuvres de beauté que la Providence accomplit en nous. Nous ressemblons à un homme fixé comme une statue dans un coin d’un vaste et magnifique édifice : il ne peut comprendre la beauté de ce palais dont il est un point ; de même un soldat, en ligne de bataille, ne peut apercevoir l’ordonnance de toute l’armée. Et si, dans un poème, chaque syllabe, à mesure qu’elle résonne, devenait animée et sensible, elle serait
- ↑ Nom. est pris ici au propre, chiffre : voy. liv. 4, ch. 7 et surtout chap. XII.
- ↑ Mat. 6, 21.