impuissante à goûter l’harmonie et la beauté de l’ensemble : car elle ne pourrait le saisir dans son entier, vu qu’il est composé de la succession fugitive de chacune d’elles. C’est ainsi que Dieu a mis l’homme, malgré la honte attachée à sa faute, dans un ordre qui n’a rien de défectueux. En effet l’homme s’est abaissé par sa faute, en sacrifiant l’ordre universel dont il possédait les privilèges par sa soumission à Dieu, et il a été assujetti à un ordre spécial, celui d’être conduit par la loi dont il n’avait pas voulu suivre les règles. Or, tout ce qui est conforme â la loi est juste ; et tout ce qui est juste rie saurait jamais être une honte, car la perfection des œuvres de Dieu éclate dans la bassesse de nos actes : par exemple, l’adultère, en tant qu’adultère, est un acte coupable ; mais un homme en est souvent le fruit, et, d’un acte coupable de la volonté humaine, il sort un chef-d’œuvre de Dieu.
31. Donc, pour revenir au sujet qui nous a entraînés à ces réflexions, l’harmonie de la raison a une beauté supérieure. Suppose que nous y soyons étrangers ; dans les mouvements qui nous portent vers le corps, elle ne modifierait pas ces nombres de progrès qu’éveillent les sons : ces nombres, par les mouvements qu’ils communiquent aux corps, donnent naissance aux beautés toutes matérielles des intervalles de temps réguliers : ces intervalles, en frappant l’oreille, donnent naissance aux nombres de réaction qui s’élèvent sur leurs traces la même âme recueille tous ces mouvements, fruit de son activité, les multiplie et leur donne la propriété de se renouveler, en vertu de cette faculté qu’on nomme en elle mémoire, et qui est d’un si grand secours dans les actes compliqués de la vie humaine.
32. Ce sont ces représentations des mouvements de l’âme, correspondant aux impressions des organes, qui, gravées dans le dépôt de la mémoire, s’appellent en grec fantaisie : je ne trouve pas en latin de terme qui soit préférable à celui-là ; n’y voyons pas des idées et des perceptions : ce serait tomber dans une existence conjecturale et l’illusion en serait le principe et pour ainsi dire l’entrée. Or, ces mouvements, dans leur concours réciproque, dans leur agitation produite par les impulsions diverses et opposées de l’activité, engendrent, à la suite les uns des autres, une foule de mouvements, qui ne sont plus en réalité des mouvements imprimés par les sens, quand ils réagissent contre les modifications des organes, et cependant qui leur ressemblent comme une image à une image et voilà ce qu’on est son venu d’appeler fantôme. En effet, je conçois autrement mon père que j’ai vu souvent et mon grand'père que je n’ai jamais vu. La première conception est une imagination, la seconde une forme imaginaire : l’une me vient de la mémoire, l’autre d’un mouvement de l’âme, né à la suite de ceux que la mémoire garde en dépôt. Comment naît-il ! C’est un point difficile à expliquer. Toutefois, je suis bien convaincu que si je n’avais jamais vu de corps humain, il me serait impossible de me figurer ces conceptions sous une forme visible. Quand je conçois un objet après l’avoir vu, ma mémoire est enjeu : cependant autre chose est de retrouver une forme dans la mémoire, autre chose de la créer à l’aide de la mémoire : double opération dont l’âme est capable. Mais prendre des imaginations, fussent-elles véritables, pour des réalités, est une profonde erreur. Il y a bien dans les deux sortes de conceptions, un élément réel dont nous avons l’idée, on peut le soutenir : c’est que nous avons vu ou conçu de pareilles formes ; je puis dire sans inconséquence que j’ai eu un père et un grand'père mais dire que mon père et mon grand'père sont les formes mêmes que reproduit ou que crée mon imagination, ce serait le comble de la folie. Il est des hommes qui s’attachent si aveuglément à leurs imaginations, que la véritable source de toutes les fausses opinions ne consiste guère qu’à prendre des imaginations pour des perceptions réelles. Déployons donc toutes nos forces pour leur résister, loin de leur soumettre la raison si aveuglément que nous croyions apercevoir par l’entendement des formes où il n’y a de réel, que notre pensée.
33. Pourquoi donc, si ces nobles harmonies, qui s’élèvent dans l’âme appliquée aux choses d’ici-bas, ont une beauté qu’elles éveillent en passant, pourquoi, dis-je, la providence divine verrait-elle avec colère cette beauté qui prend naissance dans la mortalité même à laquelle nous avons été condamnés par un juste arrêt de Dieu ? Car, il ne nous a pas tellement abandonnés dans notre misère que nous ne puissions nous relever, et nous arracher, avec l’appui de sa miséricorde, aux plaisirs sensuels de la chair. Ces plaisirs en effet gravent énergiquement dans la mémoire ce qu’ils empruntent lent