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CHAPITRE XXII.

OBJECTION. – PÉCHER CONTRE LE SAINT-ESPRIT. – VENGEANCE DEMANDÉE PAR LES MARTYRS.

73. Mais le point principal de la difficulté, c’est ce passage de l’apôtre saint Jean : « Si quelqu’un sait que son frère a commis un péché qui ne va pas à la mort, qu’il prie, et le Seigneur donnera la vie à celui dont le péché ne va pas à la mort. Mais il y a un péché qui va à la mort : ce n’est pas pour celui-là que je dis qu’on doive prier[1]. » Évidemment l’apôtre indique ici qu’il y a des frères pour lesquels nous ne sommes pas obligés de prier, tandis que le Seigneur nous ordonne de prier même pour nos persécuteurs. Cette difficulté ne peut se résoudre qu’autant que nous conviendrons qu’il y a chez des frères certains péchés plus graves que la persécution même d’un ennemi. Or on peut prouver par de nombreux témoignage des divines Écritures que c’est aux chrétiens que s’applique ce nom de frères. On le voit très clairement par ce texte de l’Apôtre : « Car le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle est sanctifiée par le frère. » Il n’a pas ajouté : nôtre ; mais il a pensé qu’on verrait clairement que sous le nom de frère il désignait un chrétien uni à une femme infidèle. Aussi ajoute-t-il peu après : « que si l’infidèle se sépare, qu’il se sépare : car notre frère ou notre sœur n’est plus asservie en ce cas[2]. » Je pense donc que ce péché d’un frère, qui va à la mort, a lieu lorsqu’après avoir connu Dieu par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ on porte atteinte à l’union fraternelle et qu’au mépris de la grâce de la réconciliation on est tourmenté par les feux de la jalousie[3]. Or ce péché ne va point à la mort, s’il ne détruit pas la charité fraternelle, mais se borne à refuser ; par l’effet d’une certaine faiblesse, les bons offices qui se doivent à un frère. C’est pourquoi le Seigneur a dit sur la croix : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[4] » parce qu’ils n’avaient point encore reçu la grâce du Saint-Esprit, ils n’étaient point encore initiés aux saintes doctrines de l’union fraternelle. Le bienheureux Étienne, dans les Actes des Apôtres, prie pour ceux qui le lapident[5], parce qu’ils ne croyaient point encore au Christ et qu’ils ne résistaient point à l’esprit de communauté. Et, je pense, Paul l’apôtre ne prie pas pour Alexandre, parce qu’il était déjà du nombre, des frères, et que comme il brisait par jalousie le lien fraternel, son péché allait à la mort. Quant à ceux qui n’avaient pas rompu le lien d’amour, mais avaient succombé à la crainte, l’Apôtre prie pour qu’on leur pardonne. Voici en effet ce qu’il dit : « Alexandre ; l’ouvrier en airain, m’a fait beaucoup de mal ; le Seigneur lui rendra selon ses œuvres : évite-le, car il a fortement combattu nos paroles. » Puis il mentionne ceux pour qui il prie en disant : « Dans ma première défense, personne ne m’a assisté ; au contraire tous m’ont abandonné : qu’il ne leur soit point imputé[6]. »
74. C’est cette différence de péchés qui sépare Judas qui trahit, de Pierre qui renie son Maître, (non qu’il ne faille pardonner à celui, qui se repent, car ce serait aller contre l’ordre du Seigneur qui ordonne d’accorder toujours le pardon à un frère qui le demande[7]) mais parce que le crime de Judas était tel, qu’il ne pouvait s’humilier jusqu’à la prière, bien que sa conscience coupable fût forcée de reconnaître et, d’avouer sa faute. En effet après avoir dit : « J’ai, péché en livrant un sang innocent » il est plus facilement poussé à se pendre de désespoir, qu’à demander humblement son pardon[8]. Ainsi faut-il bien savoir à, quelle espèce de repentir Dieu accorde le pardon. Il y a bien des gens qui avouent plus vite encore leurs foules, et qui s’irritent contre eux-mêmes au point de faire croire qu’ils sont vivement fâchés d’avoir fait le mal ; et cependant ils ne s’abaissent pas jusqu’à s’humilier, jusqu’à avoir le cœur brisé et à demander pardon. Il faut croire que cet état de leur âme est le résultat de l’énormité de leur péché et tient déjà de la damnation.

75. C’est peut-être là pécher contre l’Esprit-Saint, c’est-à-dire, briser le lien de la charité fraternelle par malice et par jalousie après avoir reçu la grâce du Saint-Esprit : espèce de péché quine se remet, dit le Seigneur, ni en ce monde ni en l’autre. Là-dessus on peut demander si les Juifs ont péché contre le Saint-Esprit, en disant que le Seigneur chassait les démons au nom de Béelzébud le prince des démons : à supposer que cette injure s’adressât au Sauveur lui-même, puisqu’il dit de lui ailleurs : « S’ils ont appelé le père de famille Béelzébud combien plus ceux

  1. Jn. 5,16
  2. 1Co. 7, 14-15
  3. Rét. l. 1, ch. 19,7
  4. Luc. 23, 34
  5. Act. 7, 59
  6. 2 Tim. 4, 14-16
  7. Luc. 18, 6
  8. Mat. 27, 4-5